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Si l’éducation de nos enfants était une science, elle se nourrirait d’efficacité, de compétences, de réussites. Mais si, telle que la conçoit Rousseau, elle est un art, elle se fera par des échecs, des manques, des failles.
13 oct. 2022
Temps de lecture : 10 min

L’essor de l’éducation positive tient au développement immense de la psychologie positive. En effet, l’éducation positive n’est autre que l’application au champ éducatif des méthodes et des outils de la psychologie positive. Le moins que l’on puisse dire est que cette branche de la psychologie, relativement récente, puisqu’on situe son apparition à la fin des années 1990[1], est devenue très puissante. La psychologie positive ne s’est pas seulement imposée dans les librairies, elle a aussi conquis des positions dominantes dans la recherche et dans les universités. Elle attire à elle chaque année des subventions très importantes. Que faut-il alors penser de ce qui devient rapidement un modèle dominant dans de nombreux domaines ?

Il est difficile de se faire un avis tranché sur la psychologie positive. Son ambition est difficilement contestable : augmenter le bien-être des gens, renforcer l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes, les aider à voir autrement la situation dans laquelle ils sont, ou selon une autre perspective. Sans aucun doute cela est positif. Les méthodes qu’elle emploie ont été testées et éprouvées, validées par diverses recherches, ouvertes au débat propre au champ scientifique. Et au final, on croisera un certain nombre de personnes pour qui cette approche et ces méthodes ont vraiment été utiles et efficaces. Elles pourront témoigner que c’est bien cela qui les a aidées à reprendre confiance en elles et à avoir le sentiment qu’elles maîtrisaient un peu mieux ce qu’il leur arrivait dans la vie. Son ambition est louable. Ce qu’elle dit est vrai d’un point de vue scientifique. Et ce qu’elle fait est utile et efficace auprès des personnes qu’elle aide.

Dans le même temps, la psychologie positive est l’objet de nombreuses critiques et attaques. Certaines critiques très argumentées portent sur ses postulats fondamentaux, et font état de simplifications excessives, de concepts mal définis. D’autres insistent sur des faiblesses méthodologiques, et sur des problèmes de réplicabilité et de généralisations abusives. D’autres enfin remettent en question son efficacité thérapeutique. Le projet d’une psychologie positive porte en son sein un certain nombre de présupposés non interrogés, d’ordre politique, moral et social. Loin d’être une étude neutre et objective du bien-être, elle renforce une certaine vision du monde, c’est-à-dire une idéologie. Depuis l’effondrement du Mur de Berlin, la question de la lutte des classes a disparu pour être remplacée peu à peu, dans toutes les sphères de la société, par la quête individuelle du bonheur. C’est l’individualisme actuel qui sous-tendrait le développement de la psychologie positive.

Les tentatives de systématisation rigoureuse de grandes questions de l’existence humaine (comment être heureux ? comment donner du sens à sa vie ?) sont intéressantes. Les critiques sont pertinentes. Alors que penser de tout cela quand il s’agit d’éduquer nos enfants ? Pour clarifier notre embarras, nous insisterons sur deux dimensions de l’éducation positive. Il s’agit de deux choses essentielles que toute personne qui souhaite donner une éducation positive peut se dire : « le but de l’éducation est le bonheur de nos enfants », et « les méthodes utilisées pour les rendre heureux ont été validées scientifiquement ». La psychologie positive est parfois définie comme cette science du bonheur. Donc l’éducation positive sera la science du bonheur de nos enfants. Or, dans cette expression, ni le mot science ni le mot bonheur ne sont exempts d’ambiguïtés. Nous nous proposons de les souligner. Que porte en elle une éducation déduite d’une science du bonheur ?

Le bonheur conforme

Le bonheur est la grande affaire de la psychologie positive. Elle est née de cette idée qu’au lieu de traiter ce qui ne va pas chez des individus malades, on pouvait aussi étudier ce qui, chez les individus, les aidait à aller bien. Il s’agissait dès lors de porter l’attention non pas sur les pathologies, les failles, les fragilités et les manques, mais sur les forces et les atouts. Au lieu de porter son attention sur la maladie ou sur la souffrance, il s’agissait pour la psychologie positive d’étudier ce qui contribue au bien-être de l’individu. L’idée de bien-être s’est substituée à celle de maladie, en tant qu’objet d’étude.

À cette première substitution s’en est ajoutée une seconde : l’objectif de cette démarche n’est donc plus la santé ou de retrouver un équilibre relatif définissant la santé, mais le bonheur lui-même. Très clairement, une démarche de type médical ayant en vue la santé s’est convertie en une quête existentielle visant à atteindre la fin ultime de toutes choses pour l’existence humaine, le bonheur. Du médical à l’existentiel, ce changement ne va pas sans conséquence.

La première est que la psychologie positive ne s’adresse pas seulement à des malades. Elle sort du champ strict de la thérapeutique. Elle peut aider les malades. Mais elle veut aussi aider ceux qui, sans être malades, cherchent pour eux-mêmes ou pour leurs proches le bonheur. Or, qui cherche le bonheur ? Absolument tout le monde. C’est même la définition la plus simple que l’on puisse donner du bonheur : la fin ultime de tous nos actes, de tous nos choix et de tous nos désirs. Donc, si nous cherchons tous le bonheur, et si la psychologie positive aide à trouver le bonheur, alors la psychologie positive est… pour tout le monde. Le bonheur n’est pas une fin relative comme tous les autres biens. On peut vouloir l’argent, l’amour ou l’amitié. Mais lorsque nous voulons plus d’argent, plus d’amour ou plus d’amitié, c’est parce que nous pensons que cela nous apportera plus de bonheur. Lorsque nous voulons plus de bonheur, nous le voulons comme une fin en soi, pas en vue d’avoir plus d’autre chose. Le bonheur n’est pas une fin relative, il est une fin absolue. En conséquence de quoi, il n’y a rien de plus important que le bonheur.

Nous cherchons donc tous le bonheur comme une fin absolue, pour lui-même et non en vue d’autre chose. Mais cela ne nous dit pas ce qu’il est. Nous avons tous une conception très personnelle et unique du bonheur. Ainsi que le note Blaise Pascal, même celui qui va se pendre avec une corde cherche encore quelque chose comme son bonheur : «Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre [3]. »

Peut-on raisonnablement croire que nous avons tous raison, chacun pour soi, dans la représentation que nous nous donnons du bonheur ? Et que finalement même mourir, c’est le bonheur, dans certaines circonstances ?

D’où la deuxième conséquence sur laquelle il nous faut insister. La psychologie positive, comme science du bonheur, ne peut pas se donner comme objet d’étude le bonheur sans se donner en même temps une certaine conception du bonheur. Ce que la psychologie positive nous promet, ce n’est pas le bonheur, mais un certain type de bonheur. Aux yeux de la psychologie positive, ce bonheur qu’elle nous promet est évidemment le bon bonheur. Les autres conceptions du bonheur, à commencer par celle de celui qui va se pendre, en sont de mauvaises versions, un mauvais bonheur en quelque sorte. Quelle est alors cette conception du bonheur qui structure le champ de la psychologie positive ?

Les manuels et traités de psychologie positive définissent leur concept central en notant que le terme de bonheur est souvent équivalent à l’expression « bien-être ». En général, d’un ouvrage à l’autre, on retrouve trois dimensions dans la conception du bonheur positif : le bonheur se reconnaît d’abord à un certain nombre d’émotions agréables qui se traduisent finalement par un certain plaisir ; le bonheur suppose en outre que l’on puisse donner un sens à sa vie, que l’on puisse rendre compte de ce qui nous arrive dans un schéma d’ensemble relativement cohérent, enfin, il se reconnaît au sentiment d’épanouissement lorsque l’on parvient à accomplir les choses qui nous semblaient les plus importantes et que l’on obtient certaines des fins que l’on poursuivait. En somme, le plus souvent, la psychologie positive définit le bonheur en superposant trois choses très différentes : avoir du plaisir et prendre du plaisir à ce que l’on fait ; donner un sens à sa vie, un sens fort et porteur ; et avoir le sentiment de réussir sa vie.

La critique souvent adressée à cette conception du bonheur est qu’elle laisse penser qu’il serait une affaire de responsabilité personnelle. C’est à nous de faire notre bonheur, c’est à nous de le construire. En exergue des chapitres consacrés au bonheur, on retrouve parfois, dans les traités de psychologie positive, cette phrase de Frédéric Lenoir : « Le bonheur se construit : il résulte d’un travail sur soi, d’un sens donné à sa vie et des engagements qui en découlent [4]. » Or, si le bonheur, notre bonheur est de notre responsabilité, il en résulte que si nous ne sommes pas heureux, ou pas assez, cela relève pareillement de notre responsabilité.

On peut donc probablement débattre longtemps sur les différentes conceptions du bonheur. Et il sera bien difficile de se mettre d’accord au final sur ce qui est la bonne conception du bonheur. Mais la psychologie positive ne nous dit pas exactement cela. L’approche philosophique consiste à dire : nous ne savons pas vraiment ce qu’est le bonheur, et nous cherchons à faire avec cette incertitude pour avancer dans la vie. L’approche de la psychologie positive est un peu différente. Elle semble nous dire : nous savons enfin ce qu’est le bonheur. Il ne vous reste plus qu’à vous y conformer pour être heureux. L’adoption d’une conception du bonheur joue comme norme, inévitablement. Il reste à savoir si la quête du bonheur est une question de conformité.

De plus, la psychologie positive se fonde volontiers sur des références philosophiques ou spirituelles qui suivent une voie d’accès au bonheur fondée sur l’ascèse. Que ce soit Matthieu Ricard ou les stoïciens, références récurrentes dans les ouvrages de psychologie positive, ces approches sont ascétiques. Elles supposent un travail sur soi extrêmement exigeant dont il est difficile d’imaginer qu’il soit à la portée de tous, simplement. On peut citer Sénèque et sa belle formule : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas que les choses sont difficiles [5]. » Probablement cela nous aide-t-il à prendre en main notre bien-être et peut faire naître en nous le désir d’aller mieux. Mais Sénèque est un philosophe stoïcien. Et dans son cadre théorique, la philosophie stoïcienne, le bonheur est un idéal asymptotique, vers lequel on tend sans jamais l’atteindre. Pour les stoïciens, le bonheur, c’est la sagesse dans l’acceptation de ce qui nous arrive, comme cela nous arrive. Cela exige un profond travail sur nos représentations qui n’est à la portée que de quelques-uns. Selon les stoïciens, l’humanité connaît un sage tous les 500 ans. Les stoïciens proposent une belle conception du bonheur, mais c’est une conception exigeante qui n’est pas à la portée de tous. Ils ont une vision très élitiste du bonheur. Il semble étrange, dès lors, de proposer une telle conception au plus grand nombre, en laissant croire que tout le monde peut y arriver.

Mais est-il si important d’être authentiquement heureux ? En effet, à bien des égards, il en va du bonheur comme de la politesse : l’apparence suffit. En matière de politesse, il suffit de paraître poli pour l’être tout à fait. Car finalement, la politesse n’est qu’une vertu de l’apparence [6]. Pour le bonheur, il y a quelque chose de semblable. Car il suffit de se croire heureux pour l’être suffisamment. Peut-être le réel ou la vie viendront-ils nous contredire durement, et nous prendrons alors conscience que nous étions dans l’illusion. Mais si la désillusion ne vient pas, l’illusion suffira. Du strict point de vue subjectif, il n’y a pas de différence entre l’illusion de bonheur et le bonheur véritable, quel qu’il soit. Alors pourquoi se donner comme objectif telle conception du bonheur plutôt qu’une autre ?

De tout cela, il découle qu’il ne saurait y avoir d’éducation au bonheur. L’éducation positive consiste à appliquer les méthodes et les objets de la psychologie positive à l’éducation. L’éducation positive veillera à développer le bien-être de l’enfant, à lui donner des ressources pour identifier en lui les ressources qui lui permettront d’être heureux, c’est-à-dire épanoui, avec du plaisir et en ayant une vie pleine de sens. Soit. L’éducation est une tâche complexe. Chaque parent, chaque éducateur s’y confronte comme il peut. Peut-on se dire que l’objectif d’une éducation réussie serait le bonheur de l’enfant ? On peut bien sûr souhaiter que nos enfants soient heureux. On peut même chercher à les protéger des malheurs qui nous ont touchés. Mais peut-on raisonnablement donner pour objectif à l’éducation d’en faire des êtres humains heureux ?

En 1762, Jean-Jacques Rousseau publie l’Émile, premier traité moderne d’éducation, et peut-être premier traité d’éducation positive puisqu’il indique assez précisément ce qu’il convient de faire et de ne pas faire avec son enfant si l’on veut l’éduquer. Rousseau semble donner des règles et des principes, des gestes et des postures d’éducateur semblables en cela au traité d’éducation positive, nous indiquant avec précision comment tenir nos enfants, comment les discipliner, comment les cadrer. Toutefois, à aucun moment dans son livre Rousseau ne fait du bonheur l’objectif, ni même l’horizon de l’éducation. Le but n’est pas de rendre Émile heureux. Rousseau emploie parfois le mot « bonheur » dans le sens de « chance ». Il faudra un peu de chance. Mais surtout, il remarque que ce mot est bien trop flou, trop vague pour servir à quoi que ce soit dans un projet éducatif. Quel est donc l’objectif que se donne Rousseau en élaborant l’éducation du jeune Émile ? Quel est l’horizon de l’éducation ? Rousseau n’a qu’une idée sur ce point : le but de l’éducation n’est pas de faire des hommes heureux ; elle est de faire des hommes libres. La liberté, plus que le bonheur, sera l’horizon et l’objectif de toute entreprise éducative. L’éducation ne vaut pour Rousseau que par sa capacité à nous libérer : nous libérer de nos croyances, de nos peurs, de nos tutelles, de nos préjugés. Il ne s’agit pas de se mettre en conformité avec une idée du bonheur, quelle qu’elle soit, si belle, si juste soit-elle. Car finalement, la liberté est la condition nécessaire qui donne sa valeur à tous les autres biens de l’existence. Sans la liberté, le bonheur ne vaut rien.

« Avant que les préjugés et les institutions humaines aient altéré nos penchants naturels, le bonheur des enfants ainsi que des hommes consiste dans l’usage de leur liberté

Positivité, scientificité et idéologie

Le mot bonheur est donc ambigu. Science ne l’est pas moins.

La psychologie positive n’est pas la seule à nous proposer un plan d’action vers le bonheur. L’immense variété de livres que l’on classe au rayon « développement personnel » se donne la même ambition. Comment atteindre simplement et efficacement ce bonheur, ou ce bien-être dont nous manquons toujours ? Les livres de développement personnel nous accompagnent à l’aide de recettes, de trucs, d’outils pour gérer les situations de la vie quotidienne, faire face au stress et retrouver la sérénité dont notre âme a besoin pour se sentir bien. Le développement personnel et la psychologie positive mettent à porter de main le bonheur, en quelques respirations. Toutefois, la psychologie positive tient à se démarquer de ces approches très pratiques, en soulignant à quel point ce qu’elle propose relève du champ solide et prestigieux de la science. Les affirmations et les outils de la psychologie positive sont le résultat d’une démarche rigoureusement scientifique, lui permettant de dire que ses solutions sont validées. Une solution validée est une solution qui a été mise à l’épreuve des faits. Elle est la conclusion d’une démarche expérimentale dans un cadre plus ou moins contrôlé et supposant un dispositif susceptible de confirmer les résultats. La psychologie positive se veut scientifique. Plus exactement, elle se présente comme une démarche validée et evidence-based.

Que vaut cet appel à la scientificité de sa démarche ? Probablement peut-on y voir une garantie. Mais laquelle ? Pourquoi faut-il absolument que les indications de la psychologie positive aient été validées scientifiquement ? Cette question est d’autant plus importante que les résultats des expériences scientifiques menées en laboratoire, à l’aide de questionnaires validés, sont en réalité souvent fluctuants. Ainsi, les bénéfices d’une méthode comme celle qui consiste à écrire une lettre de gratitude à une personne qui nous a fait du bien sont evidence-based. Mais les chercheurs remarquent que ces bénéfices varient selon le degré d’extraversion de la personne. Les personnes introverties auxquelles on demande d’écrire cette lettre de gratitude et de la remettre à la personne concernée se sentent moins à l’aise, et au final éprouvent plus d’inconfort que de bien-être. En d’autres termes, les résultats dépendent de la personnalité de l’individu [9]. Alors, si au final les résultats sont fluctuants, pourquoi est-il si important pour la psychologie positive que ses résultats soient validés scientifiquement ?

Depuis sa naissance ou presque, la psychologie moderne est travaillée par cette inquiétude relative à sa scientificité. La psychologie est-elle vraiment une science ? Dans un livre au titre éloquent, La psychologie, mythe scientifique (1969), le philosophe Didier Deleule s’interroge sur la force que met la psychologie à se prétendre scientifique. Cette psychologie moderne s’imagine être une pure description neutre des faits psychologiques. Elle se contenterait d’étudier un objet donné, de manière désintéressée. C’est là un mythe qui masque les fondements idéologiques de la psychologie. Certes, aucune science n’est totalement neutre, ni désintéressée. Toute science a un fondement idéologique. Mais ce qui caractérise la psychologie, aux yeux de Deleule, c’est qu’elle est une science dont le contenu s’épuise dans sa détermination idéologique.

Pour expliquer cela, Deleule centre son analyse sur le béhaviorisme, dans la mesure où cette approche fournit le modèle théorique dominant de la nouvelle psychologie à l’époque où il rédige son ouvrage. Dans ce modèle théorique, il convient de se défaire des notions métaphysiques d’âme et de corps, floues et imprécises. Seuls l’observation, la mesure, l’expérience et le calcul sont aptes à rendre compte de ce que l’on appelle les phénomènes psychiques, et que l’on nommera bientôt le comportement. La scientificité de la psychologie tient ainsi au fait qu’elle importe une méthode expérimentale et des techniques analogues à celles de la physique et de la chimie.

En réalité, derrière ce souci de paraître scientifique, la technique mise en œuvre par la nouvelle psychologie n’est pas neutre et répond, selon Deleule, au projet de la société industrielle. La psychologie expérimentale a pour but dans un tel projet de sélectionner et d’orienter les sujets dans le milieu social, pour assurer leur adaptation à cet environnement : « La psychologie moderne est une collection de réponses à une question qui n’a jamais été posée par le psychologue et que l’on pourrait formuler de la façon suivante : comment intégrer le mieux possible les individus au système social auquel ils appartiennent ? Comment faire en sorte que cette appartenance de fait se transmue pour l’individu en appartenance de droit [10] ? » Cette analyse de Deleule permet de comprendre l’image que prenait Georges Canguilhem en 1956 dans sa conférence Qu’est-ce que la psychologie [11] ? Le psychologue qui sort de la Sorbonne a le choix entre remonter la rue Saint-Jacques jusqu’au Panthéon, lieu où l’on rend hommage aux hommes qui ont dédié leur vie à la science et à la vérité, ou bien descendre cette même rue Saint-Jacques jusqu’à la préfecture de police pour mettre son savoir et ses techniques au service du contrôle social et des forces de l’ordre.

Nous dirions qu’aujourd’hui certaines choses ont changé. La psychologie n’a plus à hésiter entre l’université ou la préfecture pour répondre à cette question de l’intégration de l’individu dans son système social. Ce qu’on nomme la psychologie positive est la réponse à une nouvelle hésitation entre deux domaines différents : entre le champ des études universitaires, sérieuses et validées, et le domaine vaste et lucratif du développement personnel. N’y a-t-il pas un moyen de réconcilier ces deux perspectives universitaire et populaire ? C’est à cette réconciliation que travaille la psychologie positive. Mais la question reste la même : comment intégrer le mieux possible les individus au système social ?

Que serait donc une éducation positive qui se développerait dans le sillage d’une psychologie positive porteuse de cette idéologie ? Sans aucun doute, cela serait une éducation conforme aux faits, s’appuyant sur la description des faits établie par la psychologie positive. Une éducation positive, c’est une éducation scientifique, c’est-à-dire conforme aux faits. L’éducation positive semble alors rejoindre une idée courante sur l’éducation. Éduquer un enfant c’est le préparer à prendre sa place dans le monde. C’est faire en sorte qu’il soit adapté au monde dans lequel il doit prendre place. Mais une telle conception de l’éducation est hémiplégique.

Certes, l’éducation doit donner les clefs de compréhension de l’environnement, pour que l’enfant soit en mesure de répondre à son environnement. Mais on peut aussi attendre de l’éducation qu’elle donne les moyens de modifier cet environnement. Les enfants que nous éduquons auront non seulement à prendre place dans le monde, mais ils auront aussi à le changer et à le transformer. Cet autre monde que l’éducation doit nous inviter à faire advenir sera d’abord fait de rêves et de désirs. Il se façonnera probablement à partir de nos échecs, et de nos manques. Mais rien n’adviendra si l’éducation ne nous a pas appris à imaginer que les choses pourraient être autrement. Cela revient à dire que l’éducation de nos enfants se nourrit probablement autant de satisfactions agréables et épanouissantes que d’insatisfactions.

28La seconde leçon que nous retenons de Rousseau est justement que l’éducation n’est pas une science aux résultats assurés. Elle est un art : « Sitôt donc que l’éducation est un art, il est presque impossible qu’elle réussisse, puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne. Tout ce qu’on peut faire à force de soins est d’approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour l’atteindre. »

Si l’éducation de nos enfants était une science, elle se nourrirait d’efficacité, de compétences, de réussites. Mais si, telle que la conçoit Rousseau, elle est un art, elle se fera par des échecs, des manques, des failles. Comme toute démarche artistique, ce qui la porte n’est pas la garantie de l’efficacité – sinon les artistes seraient des techniciens. Ce qui porte la démarche artistique, c’est le désir, désir de ce qui manque, qui n’est pas là mais qui pourrait être là. Nourrir le désir de nos enfants pour le monde à venir est aussi important, sinon plus, que de leur donner le sentiment qu’ils maîtrisent parfaitement ce qu’il leur arrive.

Conclusion

Faut-il vouloir pour nos enfants une enfance heureuse et réussie ? Personne ne souhaite voir ses enfants tristes ou malheureux. Alors les ouvrages d’éducation positive peuvent venir faire écho à cette crainte en promettant joie et bonheur. Mais ni leur joie ni leur bonheur ne se gagneront au prix de leur liberté et de leur désir. C’est pourquoi aucune éducation ne saurait se déduire d’une science du bonheur, si positive soit-elle, lorsqu’elle vise à faire des individus libres, avant d’être heureux, et portés par le désir du monde, avant d’être efficaces dans le monde.

Notes

[1] A. Csillik, Les ressources psychologiques, apports de la psychologie positive, Paris, Dunod, 2017, p. 11.
[2] Pour une présentation développée de ces critiques, cf. E. Cabanas et E. Illouz, Happycratie, Paris, Premier Parallèle, 2018, p. 45 et suiv.
[3] Pascal, Pensées, § 425.
[4] On trouve cette phrase dans le livre de F. Lenoir, La puissance de la joie, Paris, Le livre de poche, 2017 (cité en exergue du chapitre sur le bonheur dans R. Shankland et S. Lantheaume, La psychologie positive, Paris, In Press, 2018, p. 37).
[7]  Rousseau, Émile, 1762, Livre second.
[8]  Evidence-based medicine, médecine fondée sur les preuves.
[9]  Tels sont les termes mêmes de la conclusion d’un article important de Stephen Schueller, « Personality fit and positive interventions: Extraverted and introverted individuals benefit from different happiness increasing strategies”, Psychology, vol. 3, n° 12A, 2012, p. 1166-1173, http://www.SciRP.org/journal/psych
[10] D. Deleule, La psychologie, mythe scientifique, Paris, Robert Laffont, 1969.
[11]  G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? » (1956), Revue de métaphysique et de morale, 1, 1958, p. 1-15.
[12]  Rousseau, Émile, Livre premier.

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