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Dans cette rubrique des mères, pères, grands-parents, témoignent de leurs parcours dans cette aventure autour de bébé. Ces "Paroles de Parents" sont récoltées et coordonnées par Régine Prieur.
03 mars 2022
Marilyne
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L’histoire a vingt-huit ans ; pourtant, j’aurai encore du mal à en témoigner. Il y a dix ou quinze ans j’en aurais été incapable, car comment rapporter au plus près la vérité de cette expérience intime et solitaire ?

 Âgée de 29 ans, j’étais déjà mère de deux garçons de 6 et 2 ans et exerçais en tant qu’infirmière dans un service de réanimation infantile. Je menais alors cette vie intéressante et éreintante avec l’énergie et l’optimisme de la jeunesse, efficacement soutenue par le père de mes enfants qui achevait ses études de médecine. Malgré encore quelques difficultés, nous progressions dans la vie assez sereinement et cette troisième grossesse, bien que prématurée, était acceptée. Durant les deuxième et troisième mois de gestation, j’eus à subir quelques métrorragies anxiogènes mais, l’enfant continuant à se développer normalement, je poursuivis mon activité jusqu’aux congés officiels de maternité, tout en effectuant les 140 km aller-retour du trajet domicile-travail.

Savoir que j’attendais une fille me donnait une grande joie, aussi, quand de nombreuses contractions commencèrent au sixième mois, mon inquiétude en fut d’autant accrue ; mon métier me permettait d’entrevoir les pires scénarios et je voyais ma crevette intubée, bardée de cathéters et de sondes, la peau marbrée constellée d’hématomes, le crâne déformé, les ecg angoissants. Je pouvais imaginer les va-et-vient quotidiens et épuisants entre la maison et l’hôpital, les garçons trimballés, les larmes d’un avenir incertain… Tout, sauf la mort. Parce que la mort, j’en avais eu mon compte ; avoir dû grandir sans parents depuis l’âge de 7 ans et survivre au terrorisme des tendances suicidaires et hystériques d’adultes censés être des référents, m’avait miraculeusement forgé, certes, une nature inquiète, mais tout au moins autonome et prévoyante. Je me croyais alors rendue insubmersible, accrochée à une quête obsédante d’équilibre et d’harmonie en tout.

Mais quand je repense à ce deuxième jour d’hospitalisation à ma 34e semaine de grossesse – pour fissuration de la poche des eaux –, ce sont des souvenirs confus et comme extérieurs à moi qui me viennent : allongée, le visage tourné vers le mur dans cette salle d’échographie où l’obstétricien sans un mot remonte d’une main douce et compatissante le drap sur mon gros ventre inerte, tandis que je m’enfonce dans le vide d’un silence absolu.

Dès le matin j’avais quitté mon corps, indifférente au remue-ménage médical autour de ce ventre, incapable d’en décrire les sensations, totalement absorbée dans la contemplation des squelettes de marronniers sur fond d’hiver et par la musique d’un marteau-piqueur dans la cour. Les sourires forcés, les questions ennuyées, c’est plus tard qu’ils me sont revenus. C’est que la veille, j’avais signalé mes articulations à vif et mes membres douloureux, comme frappés par une très méchante grippe, mais l’entourage général avait réduit mes plaintes à des enfantillages et, à force remontrances, m’avait engagée à prendre sur moi puisque cette hospitalisation devait durer plusieurs semaines. Je me souviens m’être finalement tue, terrifiée à l’idée que je ne savais pas comment j’allais supporter ces douleurs aussi longtemps sans pouvoir en faire état ; puisqu’on niait la réalité de mon mal, je compris que mon sort ne m’appartenait plus et je me sentis redevenue une enfant.

Aussi, je ne sus rien des raisons qui m’obligèrent, quelques heures plus tard, à mettre au monde par voie naturelle, consciente et participative, un bébé mort. Les autres savaient pourquoi j’avais à subir cette naissance sans péridurale, alors je poussai sans broncher mon enfant mort hors de moi tandis que mon cœur saignait de cette trahison faite à ma fille, que je n’avais pas su protéger à l’abri même de mon corps. Peut-être grâce à mes 41° C de fièvre ou à la morphine dont on m’avait fait la faveur, je n’ai aucun souvenir des douleurs physiques de cet accouchement, seulement des larmes qui coulaient sans fin dans ce puits noir où j’étais plongée. Il ne me reste rien de ces derniers instants, pas même un cri, que le chagrin immense de l’imminence de la séparation définitive ; mais ce que je n’imaginais surtout pas, c’est qu’elle me serait dérobée sans un regard, sans un adieu possible.

Quelques heures plus tard, l’obstétricien accompagné de mon médecin de mari et de mon médecin de beau-père me firent « donner son corps à la Science ». À demi consciente, je signai sans comprendre. Les arguments de ce choix auxquels je me confrontai, lucide, le lendemain matin relevaient de cette bienveillance archaïque qui consiste à vouloir épargner son prochain, mais de quoi ? Je me souviens avoir imploré pour la rechercher avant qu’il ne soit trop tard, mais un mur d’impossibles en cachait toujours un autre, et mes pleurs et mes suppliques pour annuler cette décision furent vains, le corps n’était plus là…

Une rage dissimulée par le chagrin me submergea alors pour longtemps. Les pleurs des nouveau-nés de la maternité m’arrachaient le cœur et les tripes, je m’écroulais de désespoir au pied des couveuses de la nursery, ce qui précipita ma sortie de l’hôpital.

 Car ce n’était pas des paroles du genre de celles de ma belle-mère qui, le lendemain de l’accouchement, m’enjoignait « à me ressaisir, à penser à mes autres enfants puisque celui-là, ce n’était pas comme si je l’avais connu tout de même », ni d’autres remarques, d’une nature aussi peu compatissante, qui m’aideraient. Et comment supporter, en plus, la gêne ressentie par cette belle-famille et tout un tas de personnes en découvrant que nous avions donné un prénom à cette enfant qui n’existait pas, ou tout au plus comme une banale fausse couche de presque 8 mois ?

Mais la pire blessure était venue de mon mari. Par lâcheté ? par esprit de corps avec son milieu professionnel ? par adhésion inconsciente aux valeurs des siens ? Je ne saurai jamais pourquoi il participa à la répétition du pire scénario pour moi ; 2,4 kg de chair n’avaient valu aucun dérangement, et sa mort me fut refusée comme l’avait été celle de ma mère dont je n’avais découvert la réalité que dix mois plus tard. Il savait le prix que ce « pieux » mensonge d’alors m’avait coûté, et encore et encore ; et il avait participé à cette seconde trahison, à m’exclure une fois de plus de ma propre histoire, me laissant cependant seule dans la désolation d’un chagrin sans partage.

J’en ai pour preuve que peu de personnes s’en souviennent et que la majorité de mes proches ont oublié la réalité du fait, et jusqu’à l’existence même de cette grossesse, au point de me la faire ressentir presque comme une imposture. « Quel enfant ? Quand as-tu perdu un bébé ? »

C’est une mort, un deuil pour lequel le médical, la société, les familles n’ont rien prévu. Tout est laissé à l’appréciation des parents, nommer ou pas l’enfant, obsèques ou pas… Aucun suivi post-partum pour la mère, aucun lieu pour dire son chagrin. J’en suis même arrivée à croire que le chagrin pour son chien offre plus de considération.

 Cette absence de lisibilité, de reconnaissance du fait rend ce deuil indécent, voire illégitime, alors rien d’anormal à ce que la dépression frappe, tôt ou tard. Pendant des mois j’ai dû mentaliser cette enfant, je la dessinais couchée sur un linge vert, j’en affinais les traits en accablant mon mari de questions sans aucune compassion pour sa peine et ses réticences. Il ne payait pas si cher à mes yeux.

Dix-huit mois plus tard, je mis au monde mon quatrième enfant, une petite fille, dont l’arrivée me terrassa de bonheur. Mais sournoisement cette présence si belle révélait l’autre, en creux. Sans se confondre les deux demeuraient en moi, l’une au-dehors l’autre au-dedans, et quand je regardais ma fille, il m’arrivait de pleurer de cette amour protecteur dont je n’avais pas pu envelopper sa sœur, et j’en demandais pardon à l’absente.

Le temps n’a pas totalement calmé ma suspicion sur les causes du décès de ce troisième enfant, mais j’ai voulu croire à cette septicémie pour tourner la page et redonner une chance à mon mari. Dix-huit ans plus tard, quand ma fille quitta la maison pour poursuivre ses études ailleurs, mes angoisses et des accès de colère réapparurent avec l’enfant mort en obsession ; je fis promettre et jurer à un ami médecin de retrouver le dossier d’anatomopathologie et de m’en rapporter le contenu exact. Et il confirma la septicémie.

Malheureusement, le petit monstre est un peu demeuré en moi comme un possible, car bien plus que cette mort que le temps m’a fait accepter, ce sont les erreurs de l’entourage qui auront causé les pires blessures et des dégâts irréparables, non seulement en moi mais sur les miens.

 Aujourd’hui, je ne sais pas où en sont les choses pour les femmes dans ce cas. Comment la prise en charge se fait-elle ? Y a-t-il jamais eu une vraie réflexion sur la question ? Je l’espère.

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