Avant d’étudier précisément la relation entre l’enfant de moins de 3 ans et l’animal, rappelons quelques bases méthodologiques de notre démarche en éthologie objectiviste. Notons d’abord que, contrairement à l’éthologie cognitive, qui reste, comme la plupart des sciences, hypothético-déductive, l’éthologie objectiviste est une discipline inductive. L’éthologiste s’interdit de dire quoi que ce soit avant une étude soigneuse, prolongée et non directionnelle de l’animal dans ses conditions naturelles ; c’est après, et non pas avant, qu’il commence à théoriser (Chauvin, 1969).
En ce qui concerne l’enfant et son entourage animal et humain, cela aboutit à une méthode de travail fixée en sept points par Hubert Montagner (1988) :
1. Description et enregistrements des comportements (mimiques, postures, gestes, orientations corporelles, déplacements).
2. Identification, chez l’enfant et ses partenaires, des manifestations qui paraissent porteuses d’informations et entraînent une réponse comportementale ou physiologique mesurable.
3. Étude des communications qui reposent sur des signaux discrets ou cachés (regards, odeurs, mimiques, touchers sur différentes zones corporelles, etc.).
4. Recherche des combinaisons de signaux.
5. Suivi sur des durées appropriées à l’étude (jour, semaine, mois…).
6. Recherche de corrélations ou de causalités entre les comportements des partenaires.
7. Recherche de corrélations ou de causalités entre les comportements de l’enfant et des événements survenus dans l’environnement de celui-ci, en lien ou non avec l’étude.
La qualité de la rencontre entre un enfant et un animal sera très dépendante, pour l’enfant, du type de relation que les parents entretiennent avec ce dernier.
Notons en outre que, pour qu’une relation enfant/animal puisse s’instaurer, il faut obligatoirement que les deux partenaires appartiennent à des embranchements d’espèces, humaine comme animale, ayant subi une épi-mutation de type « domesticable », c’est-à-dire la conservation d’un certain nombre de caractères juvéniles qui auront inhibé la maturation de plusieurs caractères sauvages, notamment l’isolement spécifique (Barrey, 2010).
Les besoins vitaux de tous les êtres vivants peuvent être résumés par le schéma de Craig-Lorenz (Lorenz, 1984), mis en œuvre en premier lieu dans les lobes du cerveau primitif (dit « reptilien ») (Mac Lean, Guyot, 1990). Les quatre fonctions réputées vitales (sécurité, relationnel, subsistance, récupération) et les quatre fonctions sensorielles primaires (tact, olfaction, audition, vision) seront produites sous forme de pulsions d’actions ou de recherche de sensations, donnant lieu à un comportement d’appétence (recherche de la situation favorable) qui se terminera par la rencontre de la combinaison sensorielle prégnante. Celle-ci permettra le déroulement de l’acte consommatoire, qui donnera satisfaction au besoin concerné, résorbant ainsi la tension endogène de départ.
Si ce schéma s’applique intégralement chez les humains ou animaux adultes, il est très simplifié chez les sujets jeunes, dont le comportement d’appétence passera nécessairement par la mère ou l’adulte référent qui sera à même de satisfaire ses besoins. Leurs autres activités seront surtout liées à des apprentissages sensori-moteurs, liés à l’affectivité et mis en œuvre par le jeu.
Le schéma primitif que nous venons de voir sera « affectivé » chez les oiseaux et les mammifères. L’enchaînement est le même, mais le besoin devient désir, l’appétence matérielle devient appétence émotive, le mécanisme inné de déclenchement est nuancé par des émotions associées. L’acte consommatoire donnera lieu à l’activation du circuit méso-limbique dopaminergique de la récompense, dont une branche médiane stimulera le noyau accumbens qui génère les sensations de plaisir, tandis qu’une branche haute provoquera, au niveau du cortex pré-frontal associé à l’hippocampe, la mise en mémoire de l’action gratifiante circonstanciée.
Cette phase à dominante limbique est d’une grande importance, car elle va servir de « socle » au développement ultérieur de la cognition, qui restera modeste chez l’animal mais qui explosera lors des transitions futures de l’enfant vers l’adulte.
En deçà des six émotions habituellement recensées à partir des mimiques, nous en resterons aux trois comportements émotifs de base : les tendances à se rapprocher, à s’éloigner et l’inhibition du mouvement (qui peut être due à la peur mais aussi à l’intérêt non encore explicité). Dans une rencontre avec un partenaire animal, ces émotions vont se présenter par « bouffées » affectives d’engagement et de désengagement, d’où émergera, comme le dit Michel Deleau, la familiarité, amorce de la relation. Dans ce jeu de rôles, les émotions vont servir de modulateur de l’affectivité, une sorte d’ambiance affective interne susceptible d’orienter les prises de décisions comportementales et, en particulier, relationnelles.
Chez l’enfant comme chez l’animal, les fonctions réceptives permettent déjà, grâce à l’apprentissage et à la mémoire, le stockage et le rappel de l’information brute, mais pas encore le traitement, la classification et l’intégration de l’information. Le raisonnement concernant l’organisation et la réorganisation mentale de l’information (dont « apprendre à résister aux impulsions, intuitions, croyances stéréotypées, erreurs cognitives ») n’est pas encore développé (Houdé, 2014).
Les fonctions expressives, surtout gestuelles et vocales, avec une ébauche de communication verbale pour l’enfant, permettent la communication ou l’action conjointe (Bérubé, 1991).
La rencontre entre l’enfant et un animal n’est généralement pas le fruit du hasard. Elle a été organisée par l’adulte responsable de l’enfant, généralement les parents, qui sont aussi les « propriétaires » de l’animal. Pour celui-ci, ils représentent, selon l’espèce et l’âge, soit l’autorité parentale soit la dominance hiérarchique. Cette médiation est fondamentale, car la qualité de la rencontre sera très dépendante, pour l’enfant, du type de relation que les parents entretiennent avec l’animal (autoritaire, permissif, substitut familial, dressage conditionné, etc.). Cette rencontre doit toujours se faire en présence continue d’un des parents. Plus la relation habituelle parents/animal sera éloignée du modèle socio-familial naturel de l’espèce concernée, plus les risques de « dérapages » relationnels seront grands, même en présence du tiers adulte. Or, il est essentiel que, dans la tranche d’âge concernée (0-3 ans), aucun comportement pouvant être interprété par l’enfant comme une agression n’apparaisse, même si, de la part d’un jeune animal, il ne s’agit que d’un comportement de jeu. Dans une espèce donnée, l’intensité du mordillement n’est pas forcément adaptée à la sensibilité corporelle d’une autre espèce. Le risque est moins grand avec des animaux adultes qui seront sensibles aux stimuli « juvéniles » (œil bas par rapport à l’ensemble front/mâchoire, stimulus reconnu de manière non seulement intraspécifique mais aussi interspécifique) ; ils donneront alors libre cours à leur comportement de maternage. Ainsi, je taquinais une chienne en soufflant sur sa truffe, et elle me répondait en claquant ses dents à 10 cm de mon nez… Ma petite fille de 3 ans m’a imité en soufflant vers la chienne, qui a répondu non par un claquement de dents mais par un grand coup de langue sur la figure de l’enfant, très contente du résultat.
La protection des juvéniles est spontanément effectuée par tout animal adulte bien intégré socialement avec l’homme, mais seulement pour les dangers inhérents à sa propre espèce : il serait imprudent de laisser un enfant sous la garde d’un animal, le chien de la famille par exemple, sous prétexte qu’ils se connaissent bien. Le chien réagira agressivement à l’approche d’étrangers, mais n’interviendra pas sur des conduites dangereuses développées par l’enfant : chez les chiens, les dangers viennent de l’extérieur et non de l’intérieur…
Le toilettage, propre à beaucoup d’espèces, qui se manifeste généralement par du léchage facial, surtout dans la région du nez et des oreilles, ne correspond pas à un souci de propreté mais permet à l’animal de recueillir sur sa langue les phéromones de l’enfant, de les transférer, par le canal voméro-nasal qui traverse l’os voméral, du palais vers l’organe de Jacobson, un sac situé sur le plancher de la cavité nasale. Ce sac, qui analyse les phéromones, est connecté avec le septum dans le système limbique, par l’intermédiaire du bulbe olfactif supplémentaire. N’oublions pas que beaucoup d’animaux sont des macrosmates, dont la priorité sensorielle est olfactive et non visuelle. Il contrôle donc l’identité de l’enfant par cette voie phéromonale.
On peut observer une certaine tendance au nourrissage, en fonction de l’âge de l’enfant, de l’espèce et de l’âge de l’animal. Une de mes filles avait l’âge de se tenir assise dans son parc, sur la pelouse du jardin. Nous avions, à cette époque, une chatte qui venait d’avoir des chatons ; lorsqu’elle ressentait le besoin de chasser pour alimenter sa lactation, elle amenait ses chatons dans le parc de ma fille, ravie de cette compagnie, et partait vaquer à ses occupations. Au retour, elle ne manquait pas de ramener une souris dans le parc, à disposition des chatons… et de ma fille, si nous n’avions pas surveillé !
Si la relation a été bien médiatisée, les inter-actions corporelles seront généralement nombreuses, mais souvent brèves : contacts affectifs, contacts sécuritaires, fouissement, pelotonnement, jeux selon l’espèce : par exemple, le furet (putois domestique) se cachera sous les vêtements ou les coussins, alors que le chaton grimpera par l’extérieur.
L’enfant de moins de 3 ans et l’animal, quel que soit son âge, sont globalement égocentrés.
L’enfant mémorise et maîtrise le passé relativement proche. Il maîtrise également le présent dans l’action spontanée, sensori-motrice, dominée par l’affectivité mais pas encore par la logique. En revanche, il ne maîtrise pas l’avenir au-delà de l’avenir sensoriel, donc directement accessible, grâce à la reconnaissance de « jalons » topologiques. L’empathie apparaît en même temps qu’est franchi le « stade du miroir ». Or, l’animal ne connaît pas ce stade : il pourra échanger des affects, mais seulement sous forme de « résonance affective » (Grèzes, 2005).
Le niveau d’implication de l’animal, aussi bien juvénile qu’adulte, se rapproche beaucoup de celui du jeune enfant. On devine chez celui-ci l’émergence progressive de compétences nouvelles. Chez l’enfant, la notion d’espace va se géométriser, devenant ainsi indépendante du temps, alors que l’animal, quel que soit son âge, restera définitivement enfermé dans un espace topologique, lié au corps, et donc au temps qui s’écoule. L’animal s’agitera quelques minutes avant que l’enfant rentre de l’école. Toutefois, l’horloge interne ne donne pas seulement le moment des événements mais aussi leur succession. L’animal familier « sait » que le goûter succède au retour de l’école, et ainsi de suite, jusqu’au coucher. Il existe donc, entre l’enfant et l’animal familier, une synchronisation spatio-temporelle des activités et du rythme de vie.
Le plus visible est le développement des comportements de compétition (Decety, 2005). Mais, plus discrètement, l’interaction favorise ce que Hubert Montagner (2006) a nommé « les compétences socles », lesquelles sont assez semblables chez l’enfant et chez l’animal : les capacités d’attention visuelle (et/ou olfactive), la fin d’interactions, les comportements affiliatifs, la coopération, l’ajustement ciblé des gestes (ibid.). La maîtrise de l’espace concret, topologique, sera facilitée par les manipulations, les appropriations ou les lancers d’objets. On assistera également à une forte stimulation des comportements d’exploration.
Nous avons exposé quelques idées très générales, non exhaustives, sur les relations susceptibles de s’établir entre un animal et un enfant de moins de 3 ans. Mais il nous faut de nouveau insister sur le rôle fondamental du médiateur humain adulte dans cette relation. Tout d’abord, il ne doit jamais laisser l’enfant seul avec l’animal, car l’enfant pourrait avoir des gestes, des attitudes du répertoire humain faussement interprétés par l’animal comme agressifs, provocateurs ou inappropriés. Pour limiter au maximum les risques d’accidents relationnels, il est souhaitable que ce médiateur connaisse bien le monde propre (Umwelt, Von Uexküll, 1956) de l’animal concerné, son comportement naturel dans cet Umwelt, les contraintes que l’animal peut subir dans notre monde humain, et quelles conséquences ces contraintes peuvent entraîner. Et surtout, il ne faut pas se fier aux innombrables « conseils » de dressage sous toutes les formes possibles, issus la plupart du temps du béhaviorisme, et basés sur le conditionnement pavlovien qui enferme l’animal dans des inhibitions contraignantes, susceptibles de provoquer des explosions comportementales à n’importe quel moment. Pour éviter tout malentendu, l’animal doit être maintenu dans son monde propre, aussi proche que possible des conditions naturelles pour lui, et lorsqu’il existe des contraintes inévitables au regard de son insertion dans notre propre monde, il faut veiller à ce que les tensions engendrées puissent s’évacuer avant d’atteindre un stade explosif.
Photo by Picsea on Unsplash
33 avenue Marcel Dassault
31100 Toulouse
05.61.95.67.35
hello@spirale.com
Inscrivez-vous à notre newsletter personnalisée et recevez des informations et conseils sur les thèmes que vous souhaitez !
S’inscrire à la newsletter© 2024 Spirale - éditions érès | Mentions Légales | Plan du site