– Et vous qu’en pensez-vous ?
Silence.
– De toute façon je n’arrive pas à le laisser pleurer, mais je me dis que peut-être je lui donne de mauvaises habitudes et puis c’est dur quand même de le porter tout le temps, je ne peux plus rien faire. »
Je préparais l’introduction à cette revue sur le portage et je me suis dit que là tout était dit. Et la réponse de Daniel Pennac flottait dans ma tête : « Dès que nous cessons de réfléchir sur des cas particuliers (or dans ce domaine tous les cas sont particuliers), nous cherchons, pour régler nos actes, l’ombre de la bonne doctrine, la protection de l’autorité compétente, la caution du décret, le blanc-seing idéologique. Puis nous campons sur des certitudes que rien n’ébranle, pas même le démenti quotidien du réel. »
Comment parler du portage sans créer une « nouvelle école » ? Seul un discours polyphonique apportera des éclairages et non une réponse idéologique. Mais il est clair qu’il est difficile de garder son esprit critique à propos du portage tant il dégage douceur pour le bébé et liberté pour les parents.
Cette pratique du portage a traversé des millénaires et a en quelque sorte disparu chez nous, à la suite de la mainmise de la puériculture médicalisée du xixe et du xxe siècle, de l’industrialisation et de la naissance d’une société plus individualiste. La première a donné des règles strictes d’éducation, décrivant l’envie de la mère de consoler, bercer, comme une faiblesse à réfréner. L’avènement du monde industrialisé où le bébé ne pouvait plus être intégré au travail de la mère ce qui induisait des séparations précoces y a contribué aussi. La société plus individualiste nous a mis dans la nécessité d’apprendre à supporter la solitude.
La deuxième moitié du xxe siècle a profondément modifié notre regard sur le bébé : de simple « tube digestif », il est devenu un sujet sensible, compétent, voire hypercompétent, interactif… De nouvelles connaissances ont mis au jour les carences de soins dont pouvaient souffrir les bébés.
Cela a facilité l’émergence, dans les années 1970, des mouvements en faveur d’« un maternage intense » où tous les besoins des bébés devaient être écoutés, respectés, où la mère ne devait pas le laisser pleurer et devait se consacrer à lui. Ces mouvements ont eu leur propre dérive d’enfant roi, ne supportant aucune frustration. Est née toute une analyse décrivant deux types de maternage distal et proximal.
Finalement, ces deux « écoles » qui semblent s’opposer trouvent dans le portage une réponse réconciliatrice. Le portage quand il s’organise (écharpe, Tonga, etc.), libère la mère de son bébé. Elle n’est plus du tout centrée exclusivement sur les besoins de son enfant mais dans une recherche de temps pour elle. Elle va sortir, agir, vivre pour elle « aussi ». Et dans ce « aussi » se loge déjà l’autre. Cet autre va préparer la séparation et l’autonomie. Ce qui me frappe dans l’observation de ces mères ou pères qui portent leur bébé, c’est la liberté que cela leur redonne. Maintes fois, dans les groupes d’allaitement, j’ai vu les mères passer ce « tuyau » à la jeune mère qui demande comment survivre à cette dépendance parfois insupportable dans laquelle le bébé l’enferme : « Organise-toi, mets-le dans l’écharpe, comme ça tu pourras à nouveau manger, faire tes affaires. »
Les pratiques de maternage des sociétés traditionnelles exercent à l’heure actuelle une grande fascination. Le nombre de sites Internet et de livres sur le maternage « proximal » en témoigne. Mais il me semble que nous échappe ce point essentiel qu’est la non-exclusivité de la relation mère-bébé de ces mêmes sociétés traditionnelles. Porter son bébé toute la journée en tête à tête, sans rien faire d’autre, ne me paraît pas être la même chose que ce que font les mères des sociétés traditionnelles. Elles portent afin de pouvoir fonctionner, travailler, reprendre une vie sociale et partagent même ce portage.
Finalement, tous les articles qui opposent le maternage « distal » au maternage « proximal » induisent dans la façon dont ils sont posés un doute. Le maternage « proximal » puisque non distal ne « mettrait » pas de distance entre la mère et son bébé.
Il me paraît plus juste de voir le portage comme mettant en place une proximité non exclusive où le bébé en sécurité voit sa mère regarder les autres et les regarde à son tour. La mère ne s’arrête pas pour lui, même les tétées ne nécessitent pas une interruption de l’activité maternelle. Le portage joue avec les paradoxes, en rapprochant, il sépare. L’enfant n’y est pas roi, il n’est pas au centre, il s’imprègne du fonctionnement des adultes. Ce portage organisé répond en quelque sorte aux préoccupations de ses détracteurs.
Alors que la mère qui cherche pour son bébé une autonomie précoce, et veut à tout prix qu’il dorme dans son berceau, qu’il ne s’habitue pas aux bras, se retrouve complètement centrée sur les rythmes de veille et de sommeil de son bébé. Elle lutte, le console un peu, le repose, parfois cela marche, puis il pleure à nouveau, elle le reprend, n’ose pas sortir à l’heure de la sieste, etc. Toute son attention et son énergie courent finalement le risque d’être captées par son bébé.
Finalement le portage pourrait ressembler à un retour un peu passéiste. Mais on peut le voir aussi autrement. Le xixe siècle et la première partie du xxe siècle nous ont laissé face à deux tentations : formater et régler le bébé, ou se sacrifier à ses besoins. La mère d’aujourd’hui cherche une troisième voie. Elle tente de concilier la mère, la femme, sa vie personnelle et ses activités, etc., faisant du portage un geste partageable avec le père, extrêmement adapté et moderne.
La variété des articles qui vont suivre montre comment le portage décliné en peau à peau dans les unités de soins, les maternités, parfois même dans les troubles de la relation mère bébé, devient, au-delà d’un mode de maternage, un outil thérapeutique à la fois pour les enfants prématurés mais aussi pour les enfants qui ont besoin d’être contenus dans leurs mouvements encore désorganisés ou anxieux, répondant à la dépendance particulière du petit homme et à son besoin de contenance.
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