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Il y en a vraiment qui nous prennent pour des poires.
13 oct. 2022
Temps de lecture : 4 min

« Mangez des pommes ! »
Formule attribuée à Jacques Chirac [1]

Il y avait eu cette publication, tellement relayée depuis dans les médias comme dans le monde scientifique, de Betty Hart et Todd R. Risley [2], à l’origine de l’expression « 30 million word gap » (un fossé de 30 millions de mots). Les deux chercheurs avaient passé deux ans et demi à observer 42 familles avec des enfants de 1 à 2 ans, pendant une heure par mois, pour comprendre leur quotidien domestique. Les familles étaient appariées en fonction de leur statut socio-économique. Les conclusions de ces travaux furent sans ambages : à l’âge de 3 ans, les enfants de familles bénéficiant de l’aide sociale avaient un vocabulaire de 525 mots, tandis que les enfants de familles de catégorie socio-professionnelle supérieure (csp+) avaient un vocabulaire de 1 116 mots. Ils avaient également constaté que les enfants des familles csp+ apprenaient plus rapidement le vocabulaire. Les chercheurs suggérèrent que cette différence s’expliquait par le fait que les enfants bénéficiaires de l’aide sociale avaient entendu en moyenne 616 mots par heure, alors que les enfants des familles csp+ avaient entendu en moyenne 2 153 mots par heure. En quatre ans, un enfant d’une famille csp+ entendrait presque 45 millions de mots, un enfant d’une famille de catégorie socio-professionnelle moyenne 26 millions, et un enfant d’une famille de catégorie socio-professionnelle populaire, 13 millions de mots. C’est ainsi que fut proposé ce fossé de 30 millions de mots, que les chercheurs qualifieront encore de « catastrophe précoce [3] ».

Les conclusions de cette étude ont été mille fois critiquées pour leurs défaillances méthodologiques, leurs extrapolations insensées, à partir d’un échantillon tellement réduit – 42 familles, rappelons-le –, et leurs préjugés raciaux, car bien entendu toutes les familles étudiées de catégorie socio-professionnelle populaire étaient afro-américaines.

Il y a eu cette autre étude de Jill Gilkerson, directrice de la recherche sur le langage de l’enfant au lena [4] (Language Environment Analysis), et ses collaborateurs, qui ont voulu reproduire l’étude de Hart et Risley avec de nouveaux outils d’analyse et une cohorte bien plus importante (3213 enregistrements mensuels d’une journée, d’enfants de 2 à 48 mois, dans leur environnement de langage naturel, sur une période d’environ 6 à 38 mois) [5]. Leurs résultats alléguaient plutôt un fossé de 4 millions de mots.

Et puis bien sûr, les neuroscientifiques ont rappliqué, et en 2018, John Gabrieli et son équipe du mit (Massachusetts Institute of Technology) ont ainsi revalidé les chiffres de l’étude de Hart et Risley de 1995, mais surtout, ils ont fait passer des irm-f (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle) à 36 enfants de 4 à 6 ans qui écoutaient de très courtes histoires de 15 secondes. Les enfants qui avaient eu plus de conversations avec des adultes – indépendamment de la catégorie socio-professionnelle de leurs parents, de leur qi, et même de ce qui se disait entre adultes et enfants – présentaient une plus grande activation de leur zone frontale inférieure gauche dite « zone de Broca », ce qui, selon les chercheurs, expliquait de manière significative la relation entre exposition au langage et compétences verbales. Précision utile, pour ces chercheurs, l’expérience conversationnelle précoce a un impact sur le traitement neuronal du langage plus significative que la csp familiale ou le nombre de mots entendus [6] – ils ont même quantifié que le score d’aptitude verbale d’un enfant augmentait d’un point, pour chaque 11 échanges conversationnels supplémentaires par heure… Les échanges verbaux ont deux composantes que les enfants doivent maîtriser : la contingence temporelle et la contingence sémantique – en fait, comprendre le tempo d’une conversation humaine et la manière d’y donner du sens. Des recherches, y compris celle de Kathy Hirsh-Pasek, professeure de psychologie et chercheuse à l’Université de Temple (Philadelphie), où elle dirige le Infant Language Laboratory, ont montré que les enfants ne peuvent pas apprendre cela en regardant la télévision.

Enfin, en avril 2019, une nouvelle étude [7] dirigée par Jessica Logan, professeur en sciences de l’éducation à l’Ohio State University, révèle que de jeunes enfants à qui les parents lisent cinq livres par jour entrent en maternelle (plus exactement, au cours des cinq premières années de vie) après avoir entendu environ 1,4 million de mots de plus que les enfants sans lecture. Ce « déficit de mots » serait l’une des clés permettant d’expliquer les différences de vocabulaire et de développement de la lecture. Pour ces chercheurs, c’est la lecture partagée, et plus encore la conversation extratextuelle, qui importe.

Bon, nous sommes quand même passés de 30 millions de mots « perdus » à 1,4 million, une sévère économie en vingt-cinq ans…

Et nous avons maintenant (enfin ?) une validation neuroscientifique de ce que nombre de praticiens et de lectrices et lecteurs ressassaient depuis des lustres, enfin, en tout cas depuis tous ces travaux d’A.C.C.E.S. (Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations) en France, dans les années 1980, très ancrés sur les travaux d’Emilia Ferreiro, psychologue argentine, collaboratrice de Jean Piaget à Genève [8]. « Les livres, c’est bon pour les bébés », renchérirait Marie Bonnafé [9]. C’est donc acquis, mais il ne s’agit pas tant de confirmer l’adage « faites la lecture à vos bouts de chou » que de prôner les bienfaits de la lecture partagée, et du si ancien et si noble art de la conversation, dès les aubes naissantes de la vie.

Seulement voilà, en Angleterre, la proportion d’enfants de moins de 5 ans ayant droit à une histoire par jour – celle du soir, bien entendu ! – est passée de 69 % en 2013 à 51 % en 2018 [10]. Les parents se disent épuisés en fin de journée, mais évoquent aussi les préférences des enfants pour d’autres choses – ils n’osent pas tous préciser, les écrans. Ils sont 21 %, les parents d’enfants de 3 à 4 ans qui affirment qu’ils « ne se sentent pas à l’aise dans les librairies », et 46 % d’entre eux se disent « perdus dans le choix des livres pour enfants ». Pas de raison que les petits Français soient mieux lotis !

Aucune crainte à avoir, notre modernité est si incroyablement créative ! Achetez donc la nouvelle appli Story Enjoy, disponible sur ordinateur et sur application (iOS et Android). Vous choisissez un livre – mon Dieu, quels livres ! – dans la bibliothèque de livres numériques de l’appli, vous vous enregistrez en train de raconter l’histoire et hop ! l’affaire est dans le sac. Au soir venu, vous refilez une tablette au petit ou votre smartphone, que vous calez dans un coin de son berceau, et vous appuyez sur Play. Magie, magie, votre chérubin va pouvoir parcourir les pages du livre avec, dans un coin de l’écran, votre vidéo ! Pendant ce temps, allez vous reposer ou boire un coup, ou voir le jt à la télé – ça se fait encore, ça ? –, ou taper la causette avec votre homme ou votre femme. Le môme, il a son histoire du soir, vous êtes présent.e auprès de lui – bon, sur l’écran, c’est vrai, mais on ne va pas en faire une maladie ! – et, cerise sur le gâteau, il va acquérir ses 1,4 million de mots en rab.

Quand je vous disais qu’il y en a vraiment qui nous prennent pour des poires…

Notes

[1] Slogan de campagne détourné par les Guignols de l’Info, émission diffusée sur Canal +, lors de la campagne présidentielle de 1995 de Jacques Chirac, décédé le 26 septembre 2019.

[2]  Betty Hart (1927-2012) était chercheuse en sciences de l’éducation et professeur de développement humain à l’Université du Kansas. Directrice de recherches au Life Span Institute (Institut de l’espérance de vie), elle a, pendant plus de trente-cinq ans, collaboré à des projets de recherche tendant à développer les compétences linguistiques et en prélecture chez les jeunes enfants avec Todd R. Risley (1937-2007), professeur de psychologie dans la même université puis à l’Université de l’Alaska où il fut directeur du projet d’intervention précoce intensive en autisme. Leur contribution la plus référencée et qui continue à être vivement discutée, Meaningful Differences in the Everyday Experience of Young American Children (« Différences significatives dans l’expérience quotidienne des jeunes enfants américains ») traite de la manière dont les enfants acquièrent le langage. Dans ce livre phare, Hart et Risley montrent qu’un indicateur important de la compétence d’un enfant en termes de langage, l’utilisation du vocabulaire, est directement lié à la quantité de langage que les parents ont avec leurs enfants. B. Hart, T. R. Risley, Meaningful Differences in the Everyday Experience of Young American Children, Baltimore (USA), Brookes, 1995.

[3]  B. Hart, T.R. Risley, «The early catastrophe», Education Review, 17, 1, 2003, p. 110-117.

[4]  Le lena est une fondation philanthropique américaine, dont le siège est à Boulder (Colorado). Son objet s’est constitué après les travaux de Hart et Risley, sous la devise : « Building brains through early talk » (Construire des cerveaux à partir des échanges langagiers précoces).

[5]  J. Gilkerson, J.A. Richards, S.F. Warren, J.K. Montgomery, et coll., “Mapping the early language environment using all-day recordings and automated analysis”, Am J Speech Lang Pathol., 2017, May 17, 26(2), p. 248-265.

[6]  R.R. Romeo, J.A. Leonard, T.R. Sydney et coll., “Beyond the 30 Million Word Gap: Children’s conversational exposure is associated with language-related brain function”, Psychological Science, 2018, Vol. 29, n° 5, p. 700-710.

[7]  J.A.R. Logan, L.M. Justice, M. Yumu¢¬s, L.J. Chaparro-Moreno, “When children are not read to at home: The million word gap”, Journal of Developmental & Behavioral Pediatrics, 2019, 40 (5), 1.

[8]  E. Ferreiro, H. Sinclair et coll., La production chez le jeune enfant, Paris, Puf, 1988.

[9] M. Bonnafé, Les livres, c’est bon pour les bébés, Paris, Calmann-Lévy, 1994.

[10]  Selon l’enquête annuelle auprès des consommateurs, « Comprendre le livre pour enfants » de Nielsen Book Research (1 596 parents d’enfants de 0 à 13 ans, interrogés fin 2017).

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