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"Pour entretenir ou développer ce désir de chercher sens dans les albums, il est nécessaire de lire avec tous, y compris avec un tout petit enfant, de bons albums : des œuvres de créateurs."
24 nov. 2022
Temps de lecture : 5 min

Nous le savons désormais, les tout-petits s’intéressent aux livres et aux histoires dès leur venue au monde.

Nous le savons parce que nous le vivons. Depuis plus de trente ans, nous côtoyons des adultes, de tout-petits enfants, de grands enfants, des personnes âgées… Nous allons à leur rencontre avec des albums. Des albums que nous avons choisis parce que nous les aimons. Des albums que nous aimons parce que les lecteurs que nous sommes y ont trouvé de quoi nourrir leurs pensées, leurs imaginaires, leurs désirs de vie…

Les albums sont des livres où des artistes racontent des histoires. Des histoires de vie, de mort, d’amour, de haine, de joies, d’ambivalence, de découvertes, de secrets, de guerres, de peur de soi ou des autres, de la nuit ; des histoires de rencontres magnifiques, de surprises sordides, d’aventures extraordinaires, de quotidien réjouissant ou désolant…, des histoires où il est question de perte, de manque, de bonheur, de malheur, de rien, de tout… Les auteurs y évoquent des questions sans réponses, des réponses sans questions, et tant d’autres choses encore ! Et ils racontent tout cela avec des mots écrits, avec des onomatopées, avec des images, des mises en page, des choix de typographies, dans des livres de tous formats…

Dans le magnifique ouvrage intitulé Ah ! Duras [1] qui accompagna en 2013 la réédition de Ah ! Ernesto – le seul texte écrit par Marguerite Duras à l’adresse de la jeunesse et illustré pour cette nouvelle édition par Katy Couprie – Thierry Magnier écrit : « Un album est un véritable travail d’écriture, un exercice de style, certes à destination des enfants, mais pas pour autant simpliste et niaiseux. C’est de la littérature. L’écrit et l’image doivent apporter de l’implicite, du non-dit, et bien sûr des références, beaucoup. Ce qui n’empêche pas que l’histoire doit être lisible immédiatement : même sans bagage particulier, la lecture doit pouvoir se faire sans difficulté. »

Pas facile de lire des albums… La plupart sont déroutants. Ils interrogent sans cesse le lecteur que nous sommes et remettent en question nos représentations de l’acte de lire. Christian Bruel, éditeur de livres d’images [2], a écrit au sujet de la lecture d’albums : « Lire, c’est : lire l’image comme partie prenante de la narration, lire entre les images, lire les couleurs, au-delà d’une joliesse et d’un esthétisme niais de coloriage, lire le noir et blanc, lire les ruptures de page, lire la maquette, lire le rythme, l’articulation du texte et de l’image, leur disposition relative dans la double page, unité de base du livre [3]. » Il poursuit : « Cela s’apprend. Il faut s’affûter l’œil, le regard et apprendre à décoder tous ces éléments constitutifs de sens. »

Or, cela s’entretient dès le plus jeune âge… Car d’une certaine façon, les tout-petits lisent dès leur venue au monde. Tous les sens en éveil, ils observent attentivement ce qui se passe autour d’eux pour tisser liens et donner sens. S’ils rencontrent des albums, et des lecteurs d’albums, ils sont confortés dans leurs capacités à faire du sens et ne cessent alors ni d’en jouer, ni d’en jouir, si leur environnement les accompagne et les confirme dans leur talent de lecteurs. Pour entretenir ou développer ce désir de chercher sens dans les albums, il est nécessaire de lire avec tous, y compris avec un tout petit enfant, de bons albums : des œuvres de créateurs.

Ne cherchons plus des livres pour les petits. Car nous allons malheureusement en trouver pléthore, puisque de nombreux adultes éditeurs, prescripteurs et vendeurs de livres, sont prêts à nous en proposer. La majorité des livres qui sont actuellement publiés à l’adresse des petits sont pour la plupart des livres illustrés, ayant pour vocation de devenir des manuels d’éducation, de bonne conduite, ou d’apprentissages… De tels livres sont le résultat d’études marketing. Ils ont pour objectifs de « répondre aux attentes d’un public ». Ce marketing vise la consommation de livres et non le développement de la lecture, ni la formation de lecteurs, êtres pensants-parlants.

Ces albums « n’ont rien à voir avec ce qu’est la création artistique et la création littéraire jeunesse, mais ils ont l’arrogance d’envahir les lieux de présence du livre », écrit encore Thierry Magnier dans Ah ! Duras.

S’il vous plaît, ne cherchez plus des livres pour les petits. Cherchez de la littérature.

Des albums que vous aurez le désir de lire. Pour vous d’abord. Et peut-être aurez-vous ensuite le désir d’en partager la lecture avec d’autres, y compris avec un bébé…

Car les tout-petits, ça n’existe pas plus que les livres pour les petits.

Certes, il existe de petits êtres de différents âges et qui ont déjà des expériences de vie qui ne se ressemblent pas ; au sein d’une même famille, la vie de chacun est singulière !

Depuis plus de trente ans, des lecteurs d’albums se rendent ici ou là pour partager des lectures avec qui le demandera… Nous ne savons généralement pas qui nous allons rencontrer. Alors comment pourrions-nous choisir des livres pour eux, puisque la plupart du temps nous ne connaissons ni les tout-petits, ni les adultes que nous allons croiser… ? Alors nous partons avec un stock d’albums que nous avons choisis parce que nous les aimons et que nous avons envie de les partager… Pour les partager, nous les disposons souvent par terre ou dans des boîtes, des paniers, des valises…, et nous nous présentons aux personnes qui sont là. « Nous sommes venus avec des livres, et si vous le souhaitez, nous pouvons les lire ensemble. » Notre venue a été préparée en amont avec les équipes du lieu qui nous accueille. Nous pouvons aussi nous poser dans des lieux publics comme des parcs, des plages, des piscines, dans le cadre d’un projet mené avec une ville ou une communauté de communes, ou dans le cadre d’une politique culturelle initiée par l’État… Peu importe. Notre façon d’être est la même. Dès que les adultes qui accompagnent un ou des enfants manifestent qu’ils sont d’accord, nous nous adressons à un enfant. Il peut avoir 3 mois, parfois moins, 6 mois ou beaucoup plus… Il peut marcher, se déplacer à quatre pattes, aller et venir ou rester immobile, bien caché derrière les jambes de sa maman ou de la personne qui l’accompagne. Il peut venir vers nous. Toucher les livres ou seulement les regarder. Il peut écouter de loin, l’air de rien, l’histoire que nous lisons avec un autre enfant. Il peut aller chercher un livre et le ramener à son adulte…, ou bien venir s’asseoir à côté d’une petite fille qui a déjà préparé la pile de livres qu’elle a envie que nous lisions avec elle… Certains d’entre eux parlent, d’autres pas du tout… Pas encore [4].

Quel âge ont-ils, ces tout-petits ? Nous ne le savons souvent qu’approximativement. Tiens, celui-là tient bien assis tout seul. Ah ! celui-là n’arrête pas de crapahuter. Il grimpe partout. Oh ! celui-ci tient debout, mais il est bien chancelant. Et quand on lui tend les bras, il se précipite au risque de s’affaler sur le sol… Ah ! ce petit bonhomme a déjà l’habitude des livres ; à peine arrivé dans la salle il vient vers les livres, en saisit un, s’assoit, le regarde tout seul en silence. Parfois, il fait des commentaires. Puis tout à coup il se lève et tend le livre à la lectrice (ou au lecteur) et s’installe tout près d’elle pour lire avec elle le livre qu’il a choisi. Autant de lieux, autant de petits et de familles présentes, autant de cas de figure… Autant de façons d’entrer en lecture. Individuellement. Singulièrement. Autant de façons de cultiver en chacun ses capacités à rêver, penser, créer…, et de former ainsi de véritables lecteurs, de véritables parleurs.

 

Notes

  • [1]

    Éditions Thierry Magnier, 2013.

  • [2]

    L’activité éditoriale des Éditions Être, qui avaient pris le relais des éditions Le Sourire qui mord (1975-1996), a cessé en 2012. Certains titres sont actuellement publiés chez Thierry Magnier, http://www.etre-editions.com

  • [3]

    Propos recueillis par Lucette Savier, revue Autrement, « L’enfant lecteur », n° 97, 1988.

  • [4]

    C’est bien parce que nous lui parlons que chaque enfant élabore sa propre langue. Et plus nous parlons une langue riche, diversifiée, complexe, mieux nous accompagnons chacun dans cette construction, jamais terminée. Jamais personne n’a appris une langue en apprenant une liste de mots, car ce n’est pas le seul vocabulaire qui constitue une langue. Mais c’est là un autre sujet sur lequel nous reviendrons lors d’une prochaine rubrique…

 

Photo de William Fortunato : https://www.pexels.com/fr-fr/photo/amour-mignon-enfant-parent-6393165/

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