– Allaiter fait-il de meilleures mères, comme on l’entend souvent ?(P. Ben Soussan)
" Beaucoup de représentations sur l’allaitement font des mères qui allaitent de bonnes mères, meilleures que celles qui donnent le biberon. Et dans la lignée de cette représentation se construit le sentiment de culpabilité de celles qui aujourd’hui n’allaitent pas. Que peut-on dire à ça. ? Allaiter fait-il réellement de nous de meilleures mères ?
Je partage souvent avec les parents l’idée qu’allaiter est une expérience de vie. On a transformé le choix d’allaiter en un choix sanitaire (pour sa santé) ou moral (la meilleure mère), ce qui, vous en conviendrez, n’en fait pas un choix très excitant ni très vivant. J’imagine même volontiers que c’est pour en diminuer la charge pulsionnelle que nous la couvrons d’une couche morale et sanitaire. C’est plus propre et ça fait moins peur.
Imaginons que tous nos choix de vie soient passés au crible de l’hygiénisme et de la vérité statistique. « Les études ont montré que la vie de couple diminue le stress, que trois rapports sexuels par semaine diminuent le risque d’infarctus, que les hétérosexuels sont plus heureux que les homosexuels, etc. »… Et alors ! ?
Voici ce qu’une mère forte de la charge pulsionnelle de l’allaitement répondrait à cela : « Même si, demain, on me prouvait qu’il existe un lait artificiel aussi bon pour la santé de mon bébé que le mien, je continuerais à allaiter. »
Par ailleurs, il faudrait s’entendre sur la bonne mère. Est-elle un archétype unique, romantique ? Pour ma part, je dirais qu’être mère est une expérience intime, difficile, à la fois source de souffrance et de joie, en équilibre toujours précaire. Allaiter ne va prendre son sens que dans l’histoire très personnelle de chacune. Ce qui veut dire, si l’on suit ce chemin, que l’on ne peut pas répondre à cette question de façon générale car la réponse est individuelle et au cas pas cas. Prenons quelques exemples.
Soit une mère très inquiète, jamais sûre d’avoir assez de lait, que rien ni aucun accompagnement, même très empathique, n’arrive à rassurer. Cette mère-là peut éprouver un soulagement intense à donner des biberons calibrés qui vont lui permettre de se détendre dans la relation avec son bébé. Les signaux du bébé, toujours et encore interprétés comme la preuve de son manque de lait fantasmé, vont enfin pouvoir être compris plus tranquillement et de façon plus ajusté.
Mais prenons une autre mère très inquiète – je dirais, dans la même tonalité chromatique, mais pas tout à fait la même, chaque individu étant singulier. Une mère qui peu à peu, peut-être jamais tout à fait, mais suffisamment quand même, arrive à ressentir qu’elle a assez de lait. Cette réassurance progressive peut lui permettre de restaurer son narcissisme fragile et elle pourra dire, à 7 ou 8 mois : « Je ne me croyais pas capable d’y arriver, j’ai maintenant plus confiance en moi… »
Mais il y a bel et bien un problème quant à l’existence même de cette question dans les représentations générales.
À l’heure actuelle, les parents sont dans un fantasme d’enfant parfait qui est très puissant. Ce bébé ne serait pas parfait uniquement sur le plan narcissique, mais aussi protégé de toute souffrance, toujours heureux. Ce fantasme met finalement une grande pression sur les parents, surtout dans les milieux éduqués, car à enfant parfait, parents parfaits. Toute erreur, toute épreuve (l’arrivée d’un petit frère, par exemple) les fait s’interroger – Cela ne va-t-il pas traumatiser l’aîné ? – dans une sorte de dramaturgie intense de l’erreur et de l’épreuve.
Il me semble que l’allaitement, dans la façon dont il est présenté à l’heure actuelle : le « mieux pour l’enfant » comme une sorte d’alicament, la meilleure façon d’être mère, vient augmenter la pression. Allaiter devient un challenge de mère parfaite : réussi ou raté.
–– Régine, parlons de ces allaitements qui durent longtemps. Ne trouves-tu pas qu’ils peuvent être le signe d’un problème de séparation-individuation ?(M. Rufo)
D’abord, il faut s’entendre sur allaitement long. Dans la population générale, les mères sont « accusées » d’allaiter longtemps très tôt, parfois à partir de 4 à 6 mois. Et chacun d’entre nous a sa propre représentation de l’âge à partir duquel un allaitement serait « trop » long : 1 an, 2 ans, 4 ans…
On ne mesure pas combien notre réaction est inscrite dans notre représentation culturelle et personnelle. Tu passes les frontières et, en Europe de l’Est ou du Nord, sans chercher loin, et le trop long devient un trop court. L’allaitement (pour de multiples raisons que je ne vais pas développer ici) a plutôt vocation à durer bien plus longtemps que ce que l’on voit habituellement en France.
Mais restons sur la précision de ta question. Pour moi, l’allaitement long, globalement, n’est pas un symptôme. Bien plus que la durée de l’allaitement, la façon dont un bébé de 2 ans est allaité peut signer une difficulté de séparation-individuation.
Certaines mères allaitent encore à 2 ou 3 ans, sans aucun problème de cette nature. Par exemple, elles peuvent dire non à la tétée quand elles ne sont pas disponibles, ou prendre une soirée pour retrouver de l’intimité avec leur mari, parfois même un week-end. Elles ont à la fois le bébé et le père dans leur tête, chacun à sa place. Elles ont un sein érotique et un sein maternel, sans avoir à choisir entre les deux. Leurs seins leur appartiennent et elles en disposent au gré de leur vie libidinale, dont le bébé fait parti. Et heureusement. Car pour moi, un plaisir partagé avec sa mère, quand l’on est un bébé, construit son propre rapport au plaisir adulte. À condition que le bébé ressente sa mère avec un homme ou un tiers dans la tête.
Bien sûr, allaiter longtemps peut être parfois un signe de séparation-individuation difficile, pas en temps que tel mais dans la manière dont il se déroule. Ces mères qui arrivent à ma consultation éreintées, avec un bébé qui les déshabille partout où elles sont, sans qu’elles puissent s’en défendre même quand elles n’ont pas envie de donner le sein, qui n’osent pas prendre un temps sans lui – « car comment va-t-il faire sans le sein » se demandent-elles –, ces mères sont devenues l’objet de leur bébé, ou le bébé leur objet. Et un accompagnement tout en douceur va pouvoir les aider. Certaines vont s’avouer leur désir secret d’arrêter et de sevrer. Mais d’autres, sans pour autant renoncer à leur allaitement, vont signifier à leur bébé qu’elles ne sont pas son objet, et garder les tétées librement consenties.
Il y a toutes les nuances entre la mère avec une vie libidinale joyeusement libre et équilibrée, comme j’en vois parfois, et la mère objet de son bébé tyran.
–L’allaitement, c’est plus naturel, vous êtes d’accord ?(Un père)
Oui, bien sûr… et alors ? L’espèce humaine, par « nature » même, cherche à échapper à sa destinée biologique. L’IVG, la médecine, la contraception, la FIV, sont les résultats de cette tentative parfois désespérée. L’aspect « naturel » de l’allaitement, trop souvent mis en avant, l’idéalise à l’excès, donne l’illusion qu’il ne peut pas y avoir de difficultés ou même de pathologies.
– Le passage aux morceaux est un signe de progrès pour le bébé : il part à la conquête du monde en le mordant, plus tard le langage augmentera sa sociabilité. Donc une durée d’allaitement de six mois environ (avec le rêve d’un congé maternité de six mois, suivi d’un congé paternité les six mois suivants) n’est-elle pas un bon compromis ?(M. Rufo)
Je suis d’accord avec toi : manger des solides est une étape développementale fondamentale du bébé, un des premiers pas vers son autonomie et sa sociabilité. Quelqu’un d’autre va pouvoir le faire manger aussi.
Mais ce n’est pas parce qu’on entre à la grande école le lundi que l’on passe le bac le mardi ; l’autonomie est un processus graduel – et je sais que tu es d’accord avec moi. Les théories de l’attachement le montrent très bien. Alors pourquoi le début du sevrage signerait-il sa fin dans le même temps ? Le bébé, dans ma représentation, va lâcher le sein progressivement, sur un temps variable d’une triade père-mère-bébé à l’autre. Je vois des sevrages spontanés entre 1 an et 3-4 ans depuis toujours, et je suis moins inquiète que toi à ce sujet. Je suis témoin depuis trente ans de sevrages spontanés très tranquilles, même s’il peut exister des mères qui ne peuvent pas lâcher leur bébé facilement, comme au biberon du reste, et qu’il faudra accompagner dans ce sens. Mais dans ta réalité clinique, quand une mère qui allaite à 2 ans vient te voir, c’est qu’elle est en grande difficulté. Peut-être généralises-tu trop vite… Pourquoi veux-tu un « compromis », en tout cas aussi précis ? Pour moi, il y a des allaitements d’un an trop longs car la mère y est excédée depuis quelques mois sans oser se l’avouer, et des allaitements de dix-huit mois trop courts car la mère sèvre alors qu’elle est complètement déchirée sous la pression sociale. Mais dis-moi, qu’elle est la dernière histoire d’allaitement que tu as en tête ?
– Mais quand même, Régine, l’allaitement est-il un facteur de maternalité ? Nourrir son bébé au sein rend-il plus mère, dans le réel et les représentations ?(P. Ben Soussan)
Une fois qu’une mère est en accord avec ce choix intime d’allaiter sans pression morale, il est évident que cette expérience va favoriser sa construction de mère. Un livre entier serait nécessaire pour le développer. Je vais juste en choisir quelques aspects.
L’allaitement nous oblige à de la souplesse. Les bébés y sont divers, très divers dans leur fréquence, leur comportement au sein, leur besoin. Cela amène les mères progressivement à un lâcher prise sur le contrôle qu’elles aimeraient avoir sur leur bébé, et à résister aux normes fréquentes qu’on leur assène. Et ce mouvement les affirme très fortement en tant que mère : « C’est mon bébé, je sais mieux que vous ce qui est bon pour lui et je dois accepter qu’il est comme il est. » Ce qui est vrai.
L’allaitement, dans mon expérience, illustre bien la danse synchronisée entre la mère et son bébé, selon Stern. Le corps-à-corps est exigeant : un bébé mal placé peut lui faire mal, ou avoir mal lui-même, ou se noyer sous un flot de lait, un bébé dont on n’écoute pas les signaux peut ne pas grossir, etc. En quelque sorte, la synchronisation est nécessaire pour que l’allaitement fonctionne. Certains bébés, certaines mères ont besoin de ce corps-à-corps intensément, d’autres moins. C’est pour moi, encore et encore, un plaisir toujours renouvelé d’observer cette danse dans sa variété.
Donc l’allaitement ne fonctionne pas si la mère ne suit pas les signaux du bébé. Allaiter est bien plus exigeant que le biberon à cet égard. C’est d’ailleurs pour ça qu’allaiter est souvent difficile pour les jeunes mères. Elles y supportent la charge forte de la dépendance du bébé, surtout les quatre premiers mois. Et cette adaptation, forcément souple pour que l’allaitement fonctionne, est un des piliers de la maternalité des premiers temps, n’est-ce pas ?
– Pourquoi demande-t-on régulièrement à celles qui préfèrent donner le biberon de se justifier, et pratiquement jamais à celles qui allaitent ?(M. Briex)
Je suis d’accord avec toi. Je pense que nous nous trompons dans la façon même de promouvoir l’allaitement. La notion même de promotion pose problème.
Je trouve d’ailleurs toujours très difficile de faire cette « promotion » sans instiller du moralisme. Une mère qui va choisir le biberon et qui a l’impression qu’elle doit se justifier montre quelque chose de notre intrusion moraliste. Et je n’y échappe pas toujours moi-même, j’en suis consciente. Il faut pouvoir avec tact discuter de son choix et des raisons qui l’animent, car cela repose souvent sur des idées préconçues sur l’allaitement.
Et au fond, tu as raison : leur motivation pour le sein comme pour le biberon doit nous intéresser. Mais j’ai conscience aussi qu’il n’y a rien de plus mystérieux à nous-mêmes que les raisons de nos choix. Souvent, la mère va nous donner des raisons qu’elle pense acceptables à entendre dans ses représentations, les vraies raisons étant ailleurs.
Après avoir beaucoup tâtonné pour leur parler d’allaitement au moment du choix, je leur dis aujourd’hui qu’allaiter est une expérience de vie intime et sensorielle, et qu’au fond, on ne peut choisir d’allaiter ou pas qu’après avoir essayé. D’ailleurs, certaines mères qui choisissent d’allaiter quand elles sont encore dans le fantasme abandonnent très vite quand elles sont dans le réel, car cette expérience est trop violente ou trop exigeante pour elles. Mais j’ai vu des mères commençant à allaiter du bout des lèvres, le faisant au départ un peu pour le bien du bébé, y découvrir des sensations fortes et un plaisir qu’elles n’avaient pas imaginé.
– Que penses-tu de ces mères qui allaitent pour, prétendument, le bien de leur bébé, alors qu’elles n’ont aucun plaisir à le faire – ce que j’appelle le « sein en marche arrière » et parfois « le sein toxique » ?(Jacky Israël)
Je ne crois pas beaucoup à cette vision. Ce que j’observe pour ma part, c’est qu’une mère qui allaite sans plaisir mais plutôt sous la pression sociale finit par arrêter. Et l’on peut même discuter cette notion de plaisir ; pour moi, cela ne veut pas dire sans motivation profonde. Toutes les activités humaines fortement libidinales apportent leur lot de plaisir et de souffrance. Écrire, par exemple, activité très excitante, balance pour autant toujours entre souffrance et plaisir, comme vivre en couple, être mère, accoucher ou être vivant, tout simplement. Je veux dire par là qu’une mère peut avoir des sensations très paradoxales dans l’allaitement, faites de souffrance ou d’inquiétude mêlées de plaisir intense. Il n’est pas sûr que, quand une mère est dans la plainte dans ton cabinet, elle te raconte tout de son expérience intime. Et on peut même imaginer que parfois, ce plaisir des mères dans l’allaitement reste secret ou inavouable pour elles-mêmes.
Pour autant, ta question reste vraie quand les mères ont, par exemple, très mal pendant les tétées, et que l’on met du temps à résoudre le problème. D’ailleurs, les mères s’interrogent sur l’effet de leur douleur sur le bébé : « Est-ce bon pour lui de ressentir que je me crispe autant et que parfois je pleure ? » Bien sûr, cette question est légitime. Dans cette situation, il peut être proposé une suspension de la mise au sein, le temps de résoudre le problème.
Mais il me semble que, quand en tant que pédiatre tu as ce ressenti, le plus simple est de le partager avec la mère, sans l’enfermer dans ton interprétation. Si tu es tombé juste, elle se sentira soulagée et s’autorisera peut-être à affronter son environnement et à arrêter l’allaitement. Sinon, elle te précisera la complexité de son ressenti.
Passons au « sein toxique ». Le sein serait-il doué d’une vie propre ? J’imagine que non, et qu’il est connecté au ressenti maternel. Donc, tu veux dire mère toxique ? Fort, non ? En tout cas, si la mère à laquelle tu penses, avec son sein toxique, arrête l’allaitement sous ta proposition, sa difficulté de mère ne disparaîtra pas pour autant et prendra un autre chemin. Je dois dire qu’il est très fréquent en France que, face à une difficulté de gestion de l’allaitement quelle qu’elle soit : travail, réveil nocturne tardif, fatigue, saturation…, la seule réponse soit le sevrage. Peut-être qu’après une écoute tranquille, la mère elle-même en viendra à exprimer un désir de sevrage, ou pas du tout ; mais c’est bien différent. C’est son propre chemin qu’elle tracera.
– Comment gérer socialement l’allaitement maternel exclusif avec le mode de vie des couples d'aujourd'hui ?(M. Briex)
Il me semble que tu tournes autour de l’idée qu’allaiter exclusivement, et surtout assez longtemps, exclurait les pères ou limiterait toute vie sociale. Je ne me le représente pas du tout ainsi. Exclusivité du lait maternel ne veut pas dire exclusivité de la relation. Le bébé et la mère peuvent être très nomades, donc dans le lien social, le bébé avec elle ou dans les bras du père ou d’autres. Au contraire, allaitement, vie sociale et nomadisme vont bien ensemble.
De plus, la modernité a quelques avantages et pour les mères qui aiment parfois souffler sans leur bébé, un biberon de lait tiré le leur permet. Dans notre société la pression sur les mères est forte, les rendant à la fois toutes-puissantes et coupables. Elles se retrouvent donc souvent seules toute la journée avec leur bébé et son extrême dépendance, sans relais, sauf le soir et parfois tard. Les relais par le père ou la famille et la vie sociale ne peuvent qu’alléger la pression.
Par contre, il est vrai que notre société ne favorise pas vraiment la vie sociale pour les mères allaitantes. Certains pays d’Europe ont mis en place partout des endroits intimes pour allaiter avec fauteuil, par exemple, là où nous avons un simple endroit pour changer le bébé.
– Il paraît qu’il ne faut pas que le bébé prenne le sein pour une sucette ? (un père)
Cette question est incroyablement fréquente. Et je suis toujours étonnée de voir comment l’on inverse la donne. Que je sache, c’est la sucette qui a été inventée pour remplacer le sein, et non l’inverse. Le sein répondait jusqu’à l’invention de la sucette au besoin de succion non nutritive du bébé. Mais comme je le disais plus haut, l’homme contemporain cherche toujours et encore à échapper à sa destinée biologique. Pourquoi pas ? Mais au sein, succions non nutritive et nutritive sont très entremêlées. Donc la prudence s’impose pour que la sucette n’en vienne pas trop à diminuer la fréquence des tétées nutritives, le mettant ainsi au régime.
Il est vrai que la sucette peut permettre à des parents de survivre à certains bébés au besoin de succion non nutritive trop important. Mais la mère qui n’a aucun souci avec ça et qui aime ce mélange de tétée nutritive et non nutritive, avec le sein, n’a pas à être fustigée.
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