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Cette dépendance extrême et ces comportements du nouveau-né ont toujours existé. Pourquoi est-ce plus difficile pour nous aujourd’hui ? De nombreuses hypothèses existent bien sûr, mais je voudrais m’arrêter sur quelques-unes.
03 mars 2022
Régine Prieur
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C’est probablement la période de notre vie où l’on paye le plus notre mode de vie individualiste et recentré sur le couple. Les mères se sentent coupables d’être débordées par les besoins du bébé, comme si cela signifiait qu’elles n’étaient pas assez fortes ou maternelles.

Cette dépendance extrême et ces
comportements du nouveau-né ont
toujours existé. Pourquoi est-ce plus
difficile pour nous aujourd’hui ?

 Mais une mère seule avec son bébé est une réalité rare dans l’histoire de l’humanité, et encore dans une grande partie du monde actuel. Le portage du bébé est la plupart du temps partagé par l’ensemble du groupe familial. D’ailleurs, cela reste encore très actuel et la plupart de mes patientes de culture extra-européenne se retrouvent avec leur mère qui quitte pays, mari et grands enfants pour pouvoir relayer leur fille pendant un à trois mois.

Dans toutes les situations fragiles de la vie où la solidarité familiale était fondamentale – la maladie, la vieillesse, le handicap…–, la société contemporaine amène des réponses relais : hospitalisation, maisons de retraite, institutions, etc. C’est bien sûr un très grand progrès social. Mais nous ne savons plus mettre nos besoins de côté par solidarité, de même que nous ne savons plus relayer un individu enfermé dans la dépendance à l’autre, comme le bébé l’est à sa mère. Nous la laissons seule face à ce bébé « tyrannique » dans ses besoins, lui-même fragile et qui a besoin d’un ou, mieux encore, de plusieurs adultes qui le soutiennent et répondent à ses besoins.

Nous sommes en outre dans le siècle du « développement personnel », où il est important, nous dit-on, d’écouter ses propres besoins, de ne pas oublier son couple, de ne pas s’oublier… Autant d’injonctions impossibles ou, en tout cas, difficiles à tenir dans cette première période.

L’on mesure bien l’incroyable cécité de notre société quant aux besoins intenses et normaux du nouveau-né pendant plusieurs mois, à travers l’exemple de quelques points organisationnels :

- un congé maternité plus court en France que ce quatrième trimestre de grossesse. Avec un système de garde où un seul adulte s’occupe de deux à quatre bébés, là où il faudrait deux à trois adultes pour s’occuper d’un bébé dans sa continuité. Et provoquant un « arrachement psychique » chez beaucoup de mères, tant la séparation n’est pas programmée à cet âge-là ;

- aucun (ou presque) système relais pour les mères pendant leur congé de maternité qui leur permettrait de souffler.

Mais une autre chose me paraît importante : pour accepter une dépendance aussi forte que celle qui nous lie à un nouveau-né, et cela pour plusieurs mois, il est essentiel que nous, les soignants, en comprenions le sens, que nous le transmettions aux parents et que ces derniers reçoivent sans aucune ambiguïté notre soutien franc, massif et empathique.

Or, que faisons-nous encore trop souvent ? Nous essayons d’encourager les mères à endiguer cette dépendance. Nous assimilons la réponse aux besoins du nouveau-né à un risque de mauvaises habitudes, à un esclavage, à une tyrannie, à une fusion trop forte… Considérons ces phrases couramment entendues dans les maternités, dans tous les suivis ensuite, et dans le milieu psy trop souvent encore : « Attention, si vous lui donnez trop, vous allez finir épuisée », « Si vous lui donnez la main, il vous prendra le bras », « Si vous le bercez, il ne pourra jamais dormir seul », « S’il tète trop souvent, il prendra l’habitude de petits repas, et puis, vous ne tiendrez jamais », « Vous être trop fusionnelle, attention »…

Le diagnostic de trouble de la séparation est posé à tout-va et dès 3 ou 4 mois. Le mythe des mauvaises habitudes, encore très prégnant chez les professionnels et dans la société, traduit une méconnaissance vraiment impressionnante du bébé et de son développement, de l’activation du système d’attachement et de l’ensemble des connaissances actuelles sur le bébé. Aucun bébé, quand il va accéder au mouvement, ne va vouloir rester coincé dans une écharpe ou dans les bras. Il sera même difficile de retenir un bébé, curieux de tout, dans nos bras quelques instants, d’autant plus qu’il aura été sécurisé par un portage attentif. Le besoin de portage connaît une première période d’accalmie vers 4 mois, puis après l’autonomie de mouvement (quatre pattes ou marche). Ce mythe, facile à expliquer sur le plan historique (un reste des traités de puériculture du début du xxe siècle entre autres), est inadmissible dans nos propos de soignants.

Côté mère, le bain d’hormones et le corps qui se restructure renforcent l’émotivité. Traverser une période intense en fatigabilité, sommeil écourté, émotions fortes et paradoxales, sans être sûre que cela est une bonne chose, avec une culpabilité lancinante, souvent dans une grande solitude, est tout bonnement terrifiant… Et l’on s’étonne du taux d’échec d’allaitement, du taux élevé de dépression du post-partum !

Pour accepter une dépendance aussi
forte que celle qui nous lie à un
nouveau-né, il est essentiel que nous,
les soignants, en comprenions le sens,
que nous le transmettions aux parents
et que ces derniers reçoivent sans aucune
ambiguïté notre soutien franc, massif
et empathique.

J’ai mis en place des groupes de rencontre pour les mères par tranche d’âge du bébé, et j’entends donc depuis longtemps ce qui se passe dans le vécu des mères pendant ce quatrième trimestre.

La dépendance absolue du bébé
aggrave encore cette ambivalence.
Il y a des périodes d’accalmie dans
cette ambivalence de nos sentiments
maternels. Mais le nouveau-né, avec ses
pleurs et ses besoins intenses, comme
l’adolescent d’ailleurs, n’est pas le plus
simple à aimer en continu.

Une des émotions qui revient en boucle sous une immense culpabilité est l’ambivalence de leurs sentiments. La surprise devant cette réalité du bébé est d’autant plus grande que nous sacralisons la maternité. « Vous verrez, avoir des enfants, c’est la plus belle chose qui puisse vous arriver », les photos et publicités nous montrent des bébés plus beaux les uns que les autres, leurs éclats de rire, leur bonheur et le nôtre sont intensément filmés. Sucre, rose bonbon, tendresse, voilà la seule partition accordée au sentiment maternel.

Rien sur le deuil que cela représente par rapport à notre vie libre antérieure, où seuls nos besoins comptaient.

Rien sur le manque de sommeil pendant des mois parfois.

Rien sur la difficulté à comprendre notre bébé et une adaptation à renouveler à chaque instant puisque le bébé se développe à la vitesse de la lumière, et change chaque jour. « Mille fois pire et mille fois mieux que ce que j’avais imaginé », disait une mère.

Rien sur les chamboulements dans notre vie de couple.

Rien sur les renoncements professionnels ou les choix douloureux que ce bébé induit.

Rien sur le fait que l’amour pur n’existe pour personne et que plus le lien est proximal (nos maris, nos propres parents), plus les sentiments opposés coexistent. Pourquoi en serait-il autrement avec nos enfants ? Et heureusement d’ailleurs, un amour pur sans ambivalence ne serait que glu, enfermement, et ne leur permettrait pas de grandir.

La dépendance absolue du bébé aggrave encore cette ambivalence. Il y a des périodes d’accalmie dans cette ambivalence de nos sentiments maternels. Mais le nouveau-né, avec ses pleurs et ses besoins intenses, comme l’adolescent d’ailleurs, n’est pas le plus simple à aimer en continu. Et c’est notre première rencontre avec nos sentiments maternels.

L’histoire personnelle des parents et leur rapport intime à la dépendance et à la maîtrise font que le vécu, bien sûr, est plus ou moins facile.

Il me semble qu’il existe aussi un autre élément.

Notre société plus sûre, avec une meilleure maîtrise du risque – et tant mieux –, nous donne l’illusion du contrôle alors que la réalité de la fragilité de la vie, l’intensité de notre vie psychique sont toujours là, quoi qu’il en soit. La femme moderne est très organisée. Le plus souvent, elle mène ses multiples niveaux de vie (professionnelle, loisir, couple, etc.) grâce à cette maîtrise et à cette organisation. Elle en oublie la possibilité qu’à tout instant l’organisation et la maîtrise puissent se défaire. Et là, surtout les quatre premiers mois, c’est le chaos, rien n’est stable. Pour un certain nombre de mères, cette désorganisation transitoire est très angoissante, d’autant qu’elles ont, souvent, un doute sur son aspect transitoire. C’est plus facile avec le second, car elles savent que vers 4 mois, le chaos commence à s’organiser car le bébé commence à s’organiser : on peut le poser un peu seul à côté de soi, les tétées sont plus rapides et plus espacées, il a moins besoin de portage intense, il pleure moins, etc.

Bien sûr, après 4 mois, ce n’est pas l’autonomie, les besoins sont encore forts, les réveils de nuit vont encore être là pendant des mois, l’excitation dans certaines périodes d’acquisition développementale aussi. Mais plus de légèreté s’installe, plus de relais sont possibles… Quand j’observe un bébé de 4 mois, par rapport à celui de la naissance, je suis toujours saisie par l’immense chemin qu’il a parcouru en si peu de temps.

Notre rôle, il me semble, dans cette période de la vie, est de soutenir les parents et de valoriser ce travail harassant que représente ce premier trimestre, leur en expliquer le sens, le mettre en perspective dans le temps, et les aider à organiser des relais. Et en résumé, sans qu’ils cherchent à le « pousser plus vite », ce qui, au-delà de son inefficacité, fabrique de l’insécurité, leur montrer que tout ce travail de tétées fréquentes, portage intense, proximité, permet à leur bébé bercé et nourri à la demande de se développer tranquillement, comme dans un prolongement de la grossesse.

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