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Entretien croisé sur la relation homme-animal
22 nov. 2022
Fabienne Delfour et Georges Chapouthier
Temps de lecture : 18 min

Fabienne Delfour : Il semble que la psychologie de l’enfant ait longtemps oublié la place que pouvait occuper l’animal dans la vie de ce dernier. Si je schématise, deux approches bornent les sciences humaines : d’un côté, nous avons une perspective toute wilsonnienne qui met en avant une biophilie « naturelle », presque « instinctive » ; et d’un autre côté, une approche piagétienne qui semble penser que seuls les grands enfants reconnaissent le caractère animé et vivant de l’animal.

Georges Chapouthier : Selon moi, les deux approches ne sont pas exclusives : au cours de son développement, l’homme passe de l’une à l’autre. Je devrais dire certains hommes. En effet, pour des raisons génétiques ou onto-génétiques, de jeunes enfants montrent une appétence toute naturelle à l’égard des animaux, qui s’illustre par une tendance spontanée à aller vers eux. Je me souviens que, moi-même, dans mon enfance, j’allais vers les animaux qui m’entouraient, et plus tard, j’ai le souvenir que ma fille aînée, voyant un dragon à la télé, s’était précipitée vers lui avec un mouvement de sympathie. On voit donc bien que cette appétence est manifeste pour l’animal vivant mais aussi pour l’animal symbolique. Ensuite en grandissant, une construction rationnelle, piagéticienne se met en place.

À ces préférences spontanées, il faut aussi ajouter des facteurs éducatifs, car il est vrai que parfois, la peur de certains animaux est inculquée aux enfants. Personnellement, j’ai grandi avec la peur des serpents, qu’on m’encourageait à fuir, et aujourd’hui encore j’ai des réticences à aller vers ces animaux.

F. D. : Vous parliez de construction rationnelle ; c’est à ce stade du développement qu’apparaît la peur de l’autre, et cet autre peut être humain ou animal. Serait-il juste de dire que dans les premiers stades du développement de l’enfant, la peur n’étant pas encore élaborée, il y a cette appétence pour l’autre, mais que lorsque l’enfant atteint le stade de la théorie de l’esprit, ça se complique ?

G. C. : Je ne dirais pas exactement cela. La peur « diffuse » est probablement un processus très précoce dans la vie de l’enfant, mais elle ne se focalise pas au début sur des entités particulières. Quand l’enfant grandit, il apprend des choix rationnels, c’est-à-dire l’association de la peur avec des entités particulières. Ainsi les serpents, car même s’il y a probablement des bases profondes à la peur des serpents (on la retrouve aussi chez les singes), l’éducation y est pour beaucoup.

F. D. : Nous reviendrons plus tard sur cette part majeure qu’occupe l’éducation dans notre relation à l’Autre, car j’ai d’autres questions à ce sujet. Je voudrais situer à nouveau « la relation homme-animal » d’un point de vue épistémologique. Ma discipline, l’éthologie, s’est pendant des décennies désintéressée de nos animaux domestiques. Trop contaminés par l’homme, ils ne pouvaient être des sujets d’étude pertinents pour l’écologie comportementale, ou bien encore pour l’école behavioriste. Heureusement, les sciences cognitives ont ouvert une brèche ou comblé un manque, en montrant, chez l’homme, un possible apport de l’animal dans le développement de capacités cognitives, émotionnelles et relationnelles et, chez l’animal, une possibilité de communication interspécifique et un attachement, par exemple. Aujourd’hui une abondante littérature documente les interactions homme-animal (hai, Human-Animal Interaction), les relations homme-animal (har, Human-Animal Relations) et les liens homme-animal (hab, Human-Animal Bonds). L’ensemble illustre le vaste domaine des études homme-animal (Human-Animal Studies) qui explorent « les espaces que les animaux occupent dans les mondes sociaux et culturels humains et les interactions que les humains ont avec eux » (De Mello, 2012). Hinde (1976) définit l’interaction comme une séquence dans laquelle un individu A dirige un comportement X vers un individu B, ou A émet X vers B et B répond en émettant un comportement Y (Hinde, 1976). La relation est le résultat d’une série d’interactions, qui, notamment, se traduit par une anticipation du comportement de l’individu B par l’individu A. La relation interspécifique homme-animal est donc définie de la sorte. Elle s’instaure entre une personne et un groupe d’animaux, un animal et un groupe d’humains, et entre des individus humains et animaux.

G. C. : Il est nécessaire de définir de quel animal nous parlons. Ici, il s’agit essentiellement d’animaux fortement céphalisés que sont les vertébrés et les pieuvres. L’éponge est un animal, mais l’appétence humaine dont je parlais plus haut est nettement moins manifeste à son égard ! Gardons à l’esprit que nous parlons ici d’animaux fortement céphalisés, qui possèdent notamment un « système limbique », responsable – pour faire court – des émotions.

Le jeune enfant reconnaît l’animal ainsi défini, comme une personne au même titre que ses frères et sœurs ou ses parents. La relation qu’il crée avec l’animal est possible car lui-même est un animal social, un animal de relation. La sociabilité est la clé de la relation animal-homme (rah). En effet, l’homme, animal social, aura particulièrement tendance à établir des relations avec des animaux sociaux, tels les grands singes, les perroquets, les dauphins… Je reviendrai plus loin sur les chiens et les chats, leur cas étant particulier dans la mesure où la domestication est passée par là. La rah avec des animaux non sociaux, isolés, est beaucoup plus limitée.

Il faut savoir que presque tous les animaux céphalisés, qui éprouvent donc des émotions, s’apprivoisent. Nous pourrions dire que la rah correspond à deux systèmes limbiques en relation, où émotions et empathie s’articulent.

 

Les facettes de l’intersubjectivité

F. D. : De manière générale, les humains sont enclins à décrire, interpréter et expliquer les comportements des animaux. Or, des processus sociaux et affectifs sous-tendent ces phénomènes. La tendance à élaborer une description psychologique des comportements animaux, connue sous le terme d’anthropomorphisme, varie selon les cultures et les époques. Les explications psychologiques du comportement animal données par les humains concernent des descriptions en termes de motifs ou de buts sociaux, d’émotions, et de raisons de se comporter de la sorte. Elles sont une construction cognitive involontaire et automatique des perceptions (Blakemore et coll., 2001) : les humains perçoivent causalité et animisme dans les objets et les animaux qui « bougent » (a fortiori lorsque leurs mouvements sont proches de ceux des humains) ou qui semblent interagir avec l’environnement.

G. C. : Je suis pour un anthropomorphisme raisonné dans la conception de l’animal. Similitudes et simulations aident à faire un pas vers l’animal à condition que cet anthropomorphisme ne soit pas outrancier.

F. D. : En expliquant de la sorte le comportement des animaux, les humains donnent du sens et de la valeur aux interactions de ces êtres avec l’environnement, mais ce faisant, ils limitent grandement les possibles échanges qu’ils peuvent établir avec l’animal (Kiesler, Lee, Kramer, 2006). D’une part, les interactions avec l’animal contribuent à renforcer le lien psychologique qui lie l’humain à l’animal avec lequel il interagit, et d’autre part, les humains sont disposés à attribuer aux autres les états mentaux qu’eux-mêmes connaissent ou vivent. L’éthologie constructiviste montre que l’animal n’est pas simplement un individu mais un sujet à part entière, avec une vie mentale riche et complexe, des besoins, des désirs et des émotions. Et en devenant sujet, la relation interspécifique homme-animal se transforme en intersubjectivité (Delfour, 2010 ; Delfour, Servais, 2012).

La sociabilité est la clé de la relation animal-homme.

G. C. : Il y a en effet intersubjectivité. Le jeune enfant donne à l’animal un statut de personne avec une personnalité. L’animal est un sujet pour lui.

F. D. : Quelle distinction faites-vous entre « sujet » et « personne » ?

G. C. : Le sujet est un être qui maîtrise et a conscience de ses actes, et la personne dispose d’une personnalité différente de celle de ses congénères. Des ouvrages grand public ont repris ces questions, tels ceux d’Yves Christen (2011) ou de Franz-Olivier Giesbert (2014). Ces auteurs montrent que l’animal est une personne dans la mesure où il a une vie psychologique, des souvenirs, un « vécu », différents de ceux de ses congénères.

F. D. : Nous pourrions dire « une biographie ».

G.C. : Oui, tout à fait. Mais il faut aussi apporter quelques précisions. Certains animaux ont une conscience – oublions Descartes, et surtout la maladresse de Malebranche ! Les auteurs modernes ont montré que les animaux céphalisés avaient une « conscience d’accès », c’est-à-dire une conscience de l’environnement où ils vivent. En outre, certains ont une « conscience phénoménale », une conscience d’eux-mêmes : ils sont conscients de leurs états de conscience, ils sont « conscients d’être conscients ». Tout le monde connaît le test du miroir qui montre que certains animaux (chimpanzés, dauphins, éléphants, et même les pies) reconnaissent leur image spéculaire. Les chiens ne se reconnaissent pas dans un miroir, mais si, selon moi, on inventait quelque chose comme un « miroir olfactif », ils se reconnaîtraient.

 

Les racines de l’attachement

F. D. : Les études montrent que la grande majorité des enfants (94 %) considère l’animal de la famille comme un ami proche, et 48 % d’entre eux préfèrent même sa compagnie à celle de leurs pairs (Rost et Hartmann, 1994). L’enfant identifie l’animal à un être signifiant, auquel il accorde de l’importance et qu’il différencie des humains de son entourage. La signification est variée mais toujours positive et agréable : un animal, c’est un être à aimer, à protéger, avec qui il est possible de jouer et dont la présence apporte confiance et sécurité (Davis et Juhasz, 1995). La perception de l’animal et de ses qualités change au cours de l’enfance. Si les enfants les plus jeunes sont surtout intéressés par l’amour inconditionnel de leur animal, c’est la réciprocité des échanges qui devient importante pour les enfants d’une dizaine d’années. Enfin, les adolescents parlent surtout de la responsabilité que leur confère l’animal. Toutefois, la compagnie, exempte de tout jugement, offerte par l’animal, reste un trait positif dans les descriptions des enfants, quel que soit leur âge (Morrow, 1998). Un lien d’attachement se construit au cours de la vie. Les ancrages théoriques explicitant l’apport spécifique de l’animal à l’enfant sont discutés dans un article de Maurer et ses coll. (2011) : les bénéfices physiologiques, psychologiques et sociaux que retire l’enfant de la présence animale, l’intérêt du caractère animé et de la réciprocité des échanges (l’animal versus la peluche), davantage de prévisibilité, une complexité moindre et des modalités d’inter-action différentes (l’animal versus l’être humain), l’animal considéré comme un « distracteur » permettant de mieux contrôler son anxiété, et enfin, le développement des cinq compétences socles chez l’enfant à travers l’interaction avec l’animal, y sont rapportés. Le lien avec l’animal se construit précocement au cours du développement de l’enfant. Il présente certaines caractéristiques qui le différencient d’une relation avec un être humain. Si l’animal fait également preuve de contingence, son comportement est plus prévisible et moins complexe que celui d’un humain. D’autre part, la communication avec l’animal s’effectue davantage sur un mode non verbal et implique, de façon privilégiée, la modalité tactile. Ces spécificités en font un partenaire accessible pour l’enfant. Mais pour le tout-petit enfant, l’animal est-il a priori un être signifiant ?

G. C. : L’animal est signifiant pour l’enfant en tant qu’animal vivant, mais aussi en tant qu’animal symbolique. Enfant, je n’avais pas un nounours mais une société de nounours, où chacun avait une place particulière et une fonction précise. Les émotions que nourrit l’enfant à l’égard de l’humain ne sont pas différentes de celles que l’animal lui inspire, et il en est de même pour son vécu symbolique. À l’adolescence, ça change : l’enfant reconnaît que l’animal est un être sensible différent de lui, de nous, humains. Il y a en effet aussi la notion de responsabilité de l’autre qui se met en place.

F. D. : L’inverse est-il vrai ? Le tout-petit enfant est-il a priori un être signifiant pour l’animal ?

G. C. : Oui, pour les animaux fortement céphalisés. On voit ainsi des femelles de mammifères adopter des enfants humains. Le cas le plus célèbre, mais légendaire, est celui des jumeaux Rémus et Romulus, adoptés par la louve. Il y a aussi de nombreux foyers où les animaux domestiques « adoptent » les petits enfants humains. Cela semble bien sûr plus « naturel » pour les animaux domestiqués. J’ai le souvenir d’une truie, en Charente-Maritime, qui lorsque nous étions enfants, dès que l’on arrivait près du lieu où elle vivait, se précipitait joyeusement vers nous, les enfants.

F. D. : Dans le cas où l’animal adopte un humain, peut-on parler d’adoption « hétérospécifique » ?

G. C. : Oui, et c’est aussi le cas pour la lionne qui avait adopté une gazelle. Je dirais que c’est vrai pour des animaux ou des groupes d’animaux. On se souvient tous des oies qui avaient adopté Konrad Lorenz. Dans ce cas précis, le phénomène de l’empreinte joue un rôle prépondérant.

F. D. : Pour résumer, dans la conception classique de l’empreinte établie par Lorenz (1935), un animal (il s’agissait d’un oiseau) apprend à reconnaître les traits formant la spécificité des membres de son espèce, au cours d’une période critique, ou sensible, de son développement précoce. Au terme de cette expérience vécue, l’empreinte est l’image qui servira de référence à l’oiseau pour lui permettre de reconnaître les partenaires de sa propre espèce. Par extension, cette empreinte peut se diriger sur une autre espèce. L’empreinte conduit aussi l’animal à reconnaître comme partenaires sexuels potentiels des membres de l’espèce à laquelle il avait été exposé durant la période sensible. L’empreinte intervient dans la reconnaissance de parentèle, on parle alors d’empreinte filiale.

G. C. : Oui, l’empreinte se met en place au cours des stades précoces du développement et, sans être totalement indélébile, elle peut exercer une grande influence sur le comportement ultérieur de l’animal.

F. D. : Pour clore cette question d’être ou de ne pas être signifiant l’un pour l’autre, je dirais que l’étho-phénoménologie décrit les contenus des vécus (Erlebnis) des animaux, et que l’approche située revalorise le contexte de la situation dans laquelle les animaux font émerger du sens. L’animal par sa perception et ses actions donne sens à l’environnement : il énacte un monde. Parfois, il est possible que l’homme ne soit « qu’une portion de l’environnement » plus ou moins investie par l’animal. Il m’amuse de penser que le chien, vivant auprès d’humains, envisage probablement ces bipèdes comme des distributeurs de croquettes et de caresses ; des compagnons de balade et/ou des ramasseurs de crottes. Mon travail auprès des dauphins m’a souvent amenée à vivre des situations identiques où nous, humains, sommes dix fois moins intéressants que le bout d’algue flottant entre deux eaux avec lequel les dauphins peuvent jouer, faire circuler de la pointe de leur nageoire pectorale jusqu’au bout de leur nageoire caudale, tout en suscitant l’intérêt de leurs congénères.

Nous avons vu à quel point la dialectique entre le sujet et le milieu est difficilement saisissable. Je voudrais revenir sur le rôle que tient l’éducation dans la saisie de l’altérité. Dans le meilleur des cas, l’éducation me semble induire une meilleure compréhension de l’autre, et donc susciter une attention plus ciblée par rapport à ses besoins, par exemple. Mais en même temps, elle peut placer l’apprenant dans une mauvaise voie, amenant l’humain à construire une fausse image, ou tout au moins partiellement vraie, de l’animal. Je citerai le cas du dauphin, toujours gentil et joueur avec l’homme, et du chien, le chef de meute par excellence. Or, on nie ici toutes les découvertes scientifiques récentes, et en particulier, l’apport de l’éthologie. J’aimerais que vous développiez en quoi l’éducation est importante dans le lien à l’animal, mais aussi que vous nous expliquiez à quel(s) type(s) d’éducation vous pensez ?

G. C. : Bien sûr, l’éducation doit être faite correctement, sinon elle propage des « légendes » comme celles que vous évoquez. Que le chien soit notre meilleur ami n’exclut pas des risques si on provoque certains chiens. A fortiori, si des rapports amicaux, voire affectueux, peuvent exister, dans des cas très précis, avec des animaux « sauvages », il faut qu’un rapport préalable d’apprivoisement et de sympathie se soit créé, sinon un animal sauvage reste sauvage et dangereux ; il faut le laisser vivre sa vie tranquillement. L’éducation que je préconise doit avoir une base claire de connaissances en éthologie, écologie et « sciences naturelles ». Mais elle ne doit pas oublier aussi les valeurs morales, puisque l’être humain s’en réclame. Une éducation civique et morale qui inclurait des connaissances éthologiques et écologiques me paraîtrait une bonne formule.

 

L’importance des émotions

F. D. : Nous savons tous deux l’importance du choix du cadre théorique lorsque l’on veut étudier un processus. Décrire et étudier des situations de communication et d’intercompréhension interspécifique requiert de réfléchir aux cadres théoriques qui seront employés. La démarche qui consiste à vouloir « connaître le simple pour expliquer le complexe », déjà critiquée par plusieurs auteurs (Burgat, 2012 ; de Fontenay, 1999, Servais, 2005), ne semble pas la plus appropriée ici. Claxton (2011) propose un modèle comprenant des prédictions sur la façon dont les animaux peuvent réagir face aux humains, et sur les conséquences de leurs actions sur les comportements des animaux. Dans un article récent, Hosey (2013) revisite les cinq manières dont les animaux perçoivent les humains – ces catégories ont été établies par Hediger en 1965. Selon cette première classification, les animaux considèreraient l’homme comme un ennemi, une proie, un symbiote, une portion de l’environnement, et enfin, comme un congénère. Tenant compte des récentes découvertes scientifiques, Hosey les redéfinit : dans la version qu’il propose, les animaux nous considèrent comme des êtres familiers ou non familiers, et non comme des congénères. Il suggère aussi que les humains puissent être des sources potentielles de stimulation pour les animaux et, dans certains cas, devenir des amis. Cette version animale de l’amitié se traduit par des comportements proches de ceux qui s’établissent lors d’une amitié entre humains (apprécier passer du temps ensemble, rechercher activement le contact, etc.).

G. C. : Toutes ces interactions se font car tous les vertébrés possèdent un système limbique, ce sont donc des êtres d’émotions. Les animaux céphalisés éprouvent et manifestent des émotions. Nul n’est besoin de le préciser pour le chat et le chien, mais c’est aussi vrai pour les céphalopodes qui changent de couleur en fonction de la situation.

F. D. : Avec Véronique Servais, nous réfléchissons à un nouveau cadre théorique pour analyser le système de communication dauphin-soigneur, basé sur une approche anthropo-zoologique utilisant l’éthologie constructiviste (Von Uexkull, 1956). La combinaison des approches offre la possibilité d’accéder aux savoirs « profanes » que possèdent les humains familiers de ces animaux, et aux anecdotes, afin de comprendre pourquoi un animal se comporte ainsi et pas autrement (Servais et Delfour, 2013). Recueillis de manière convenable, ces éléments complètent et enrichissent le travail expérimental des scientifiques. En acceptant de recueillir les savoirs locaux profanes, nous obtenons des informations sur la façon qu’ont certains humains d’être avec l’animal, et qui conduit parfois à des faire ensemble. L’analyse de ces interactions et de ces savoirs dévoile certains ajustements entre l’homme et l’animal : tout se passe comme s’il y avait un recouvrement partiel de leur Umwelt respectif (Von Uexkull, 1956 ; Servais et Delfour, 2013 ; Tinbergen, 1963 ; Delfour et Servais [à paraître]).

G. C. : L’anecdote doit être valorisée et utilisée dans l’acquisition de nos connaissances. Bien sûr, nous devons demeurer raisonnables dans l’utilisation que nous en faisons et ne pas tomber dans une surproduction d’anecdotes. Les savoirs des non-scientifiques, profanes, sont importants. De nombreuses découvertes scientifiques ont été pressenties par des personnes familières des animaux, comme les paysans. Il est important de considérer ces savoirs.

Pour terminer, je dirais que l’homme a toujours voulu étayer sa différence : il pense qu’il est autre ! Le langage est souvent mis en avant pour montrer cette différence. L’homme parle, donc il pense…, l’animal ne parlant pas, il ne penserait pas ? On ne peut pas avoir une vision aussi réductrice. Rappelons en outre que cette même idée a longtemps conduit l’homme à opérer chirurgicalement le bébé, conçu comme dépourvu de paroles et donc de pensée, sans anesthésie…

 

Le jeu

F. D. : Le constructivisme envisage l’animal comme une subjectivité vue du dehors (« angeschaute Subjektivität ») (Buytendijk, 1952). Le sujet, grâce à ses récepteurs sensoriels, perçoit le monde (« Merkwelt ») et, par ses impulsions et ses réactions, exerce une action sur le monde (« Wirkwelt »), l’ensemble représentant l’Umwelt (Von Uexkull, 1956). Le comportement est compris comme étant constitué d’un ensemble de cycles fonctionnels de relations entre un sujet et l’univers dans lequel il vit. Le sujet crée des opportunités d’action, il produit des significations. Buytendijk précise que « le comportement est une manière d’être et un événement qui correspond à un rapport, c’est-à-dire à une relation intelligible avec quelque chose, que ce soit un objet ou un ordre d’objet, ou encore des formes, des couleurs, des sons, des odeurs, des êtres vivants, des congénères, des mots, des idées » (Buytendijk, 1958, p. 12-13). En d’autres termes, se comporter, c’est être quelque part, avec et dans, c’est être en situation à la manière d’un chien, d’un pigeon ou d’un dauphin. Ce que les sujets voient, sentent ou touchent par exemple, est signifiant pour eux à un moment précis, dans une situation donnée. Souvent le jeu, dénominateur commun à l’enfant et à l’animal, est mis en avant, comme s’il était alors un pont invisible mais pourtant présent entre les deux : une sorte de passerelle hybride. Mais on semble évacuer un peu trop vite que l’acte de connaissance de l’animal est différent de celui de l’homme. On peut alors se demander ce qu’il se passe lors d’un épisode de jeu interactif entre un très jeune humain et un animal. Pensez-vous que le jeu interspécifique, ici humain-animal, existe ? Et si oui, quels seraient les processus sous-jacents et les expériences vécues ?

G. C. : Dans ce type d’interactions homme-animal, je ferai une distinction entre l’ensemble général des animaux céphalisés, d’une part (les perroquets, les grands singes, par exemple), et le cas particulier des chats et des chiens, d’autre part. Dans le premier cas, nous avons vu que, chez l’homme comme chez l’animal, nous trouvons de l’empathie et des émotions. D’ailleurs, on note parfois des manifestations d’émotions étrangement communes à l’homme et à l’animal ; c’est le cas du rire (Chapouthier et Tristani-Potteaux, 2013). Les singes rient, et récemment des chercheurs ont montré que les rats riaient. Il y a aussi des comportements très généralement communs à l’homme et à l’animal, le jeu en fait partie. Les oiseaux et les mammifères jouent. Il existe donc des situations où le jeune humain et l’animal établissent un jeu « réciproque ». J’insisterai aussi sur le fait que, chez ces animaux, les relations interindividuelles reposent sur des bases gestuelles. Tout comme l’enfant en prélangage qui utilise beaucoup les gestes. Il y a donc une communication homme-animal qui partage une communauté de gestes. Il est très vraisemblable que d’autres systèmes de communication entrent en jeu, probablement les phéromones, une communication olfactive chez le tout jeune enfant comme chez l’animal qui leur permettrait d’entrer en relation. Je dirais que le stade prélangagier favorise la communication homme-animal.

Parlons à présent des chats et des chiens. L’homme est un néoténique [1] (Chapouthier et Tristani-Potteaux, 2013), c’est-à-dire un être aux caractéristiques « juvéniles » – de fait, nous avons un look de fœtus de chimpanzé ! Ou encore, comme le formule Desmond Morris, nous sommes « des singes nus », à la grosse tête, aux grands yeux et à la pilosité réduite. Ce qui se manifeste sur le plan physiologique et comportemental par le fait que nous adorons jouer. Il suffit de voir la place qu’occupent les jeux dans la grille des programmes télé, ou l’importance sociale des jeux de hasard. Nous faisons souvent des choix ludiques et non raisonnés. Nous avons donc sélectionné deux néoténiques comme nous : le chat et le chien. Les oreilles pendantes de certains chiens ou leur grosse tête sont des signes de canidé juvénile, et le ronronnement du chat est un trait de félin bébé. Chiens et chats nous regardent dans les yeux et cela reste paisible ! Dans le règne animal, c’est extrêmement rare, sauf dans les rapports des enfants avec leurs parents ! Les chats et les chiens sont des joueurs comme nous pouvons l’être, et ils sont très sensibles à l’interaction. Cela explique donc le jeu interspécifique homme-animal.

Parfois, il est possible que l’homme ne soit « qu’une portion de l’environnement » plus ou moins investie par l’animal.

 

Le bien-être animal

F. D. : Dans la relation homme-animal, j’avoue que mon intérêt premier se porte sur l’animal, et je sais que vous-même êtes très investi dans la défense de ses droits. Dans une étude récente, lors de séances de delphinothérapie, nous avons analysé les comportements de dauphins alors qu’un enfant et un thérapeute sont immergés en présence d’un groupe de ces mammifères (Delfour, Maurer, Adrien, 2015). Nos résultats montrent que les animaux ne jouent guère avec les humains et ne les sollicitent que par de brefs passages en surface. Au contraire, ils évitent majoritairement la dyade humaine et émettent des comportements signifiant du mécontentement et de l’agacement. Les dauphins n’apprécient pas a priori les activités humaines de thérapie assistée par les dauphins, telles que mises en place au cours de notre étude. De plus, ils ne recherchent pas les caresses. Or, le contact tactile est majoritairement cité comme étant l’élément bénéfique dans la relation à l’animal (Vormbrock et Grosserberg, 1988). Dans la situation décrite ici, ni l’enfant ni l’animal ne recherche ni ne mette en place cette modalité interactionnelle. Je me demande souvent à quel point la présence humaine peut être source d’inconfort pour l’animal…

G. C. : Nous le disions plus haut en traitant de la rah, il existe parfois une appétence mutuelle entre l’homme et l’animal où l’empathie tient une place importante pour l’homme. Cependant, il ne faut pas oublier de respecter cet « autre » qu’est l’animal. Une façon consiste à leur accorder des droits. Mais il faut leur donner des droits animaux, pas des droits humains : leur donner le droit de vote, par exemple, n’aurait évidemment aucun sens ! Il faut donner aux chiens les droits du chien, et aux chimpanzés, ceux du chimpanzé.

F. D. : En tenant compte de la nature de l’animal ?

G. C. : Oui, et de ses besoins. Nos sociétés occidentales sont organisées en actions découlant du droit. En donnant des droits aux animaux, on les protège de ceux qui ne les aiment pas. Dans leur application pratique, les droits des animaux sont surtout destinés aux personnes qui n’aiment pas les animaux. Les êtres sensibles (et il s’agit ici de la sensibilité nerveuse à la douleur) ne doivent pas souffrir du fait de l’homme.

Mais il peut y avoir des situations de conflits de droit. Par exemple, de manière un peu caricaturale, si un tigre et un homme se battent et que je dois protéger l’un d’eux, se dresse un conflit entre le droit à la nourriture et à la vie (pour le tigre) et celui d’être assisté, secouru (pour l’homme) : je choisis de secourir l’homme. Quand il y a atteinte à la vie et à la santé, l’animal et l’homme défendent d’abord les besoins de leurs congénères.

 

L’écologie de la relation

F. D. : Au terme de cette discussion, il semble raisonnable, dans certaines situations que nous avons identifiées et définies, de ne plus parler de relation homme-animal mais bien de « rencontre ». En effet, dans la rencontre avec un animal, l’humain fait l’expérience de sa présence. Burgat (2012, p. 254) insiste : « Les animaux nous sont donnés dans cette intuition qui précède tout examen […] ils sont en relation avec nous et en relation entre eux. » L’auteure poursuit : la rencontre est « la saisie concrète de l’autre en tant qu’individu non interchangeable ». Cet acte fort devrait amener l’humain à se repenser de manière raisonnable, à considérer son ancrage écologique et donc à tendre vers un meilleur respect de la nature. On comprend alors l’intérêt majeur d’engendrer de nombreuses et diverses rencontres homme-animal afin de faire émerger des comportements responsables. En d’autres termes : que fait-on de tout cela ?

Décrire et étudier des situations de communication et d’intercompréhension interspécifique requiert de réfléchir aux cadres théoriques qui seront employés.

G. C. : L’homme est un être qui se veut moral et un être intelligent, mais il ne brille pas sur le plan de sa morale pratique ! Il suffit de considérer tous les actes de cruauté imputables à l’homme au cours de son histoire, ou simplement au cours du siècle dernier. Dans les atrocités que sont les guerres, par exemple, on voit bien qu’il y a un lien entre le traitement des hommes et celui des animaux. Croire que « sortir sa colère » ou « exercer sa violence » sur les animaux apaiserait l’homme est une grossière erreur. Si la corrida améliorait la morale, ça se saurait ! Historiquement, la corrida a survécu dans des régions où l’on a torturé des humains dans les arènes ; c’est comme si un transfert de la torture s’était opéré de l’homme vers l’animal. D’autre part, de nombreux témoignages rapportent que des inspecteurs de la spa appelés dans des foyers pour de la maltraitance animale repéraient aussi des enfants martyrisés. Il existe donc un lien complexe entre la violence faite à l’homme et la violence faite à l’animal. On peut penser que, pour ce qui est de la relation morale de l’homme à l’animal, le premier n’arrivera à développer sa morale dans sa propre espèce que s’il développe sa morale à l’égard des animaux.

F. D. : Aujourd’hui, l’écologie est à la mode, on entend partout les termes de « développement durable » et de « biodiversité ». Or, le petit de l’homme occidental vit dans un environnement de plus en plus urbanisé, loin de la nature. Pensez-vous qu’il existe des différences dans le rapport à l’animal entre l’enfant des villes et l’enfant des champs ?

G. C. : Les animaux appartiennent à la biodiversité. Sur un plan esthétique comme sur un plan pratique, on doit maintenir les espèces et le lien entre les espèces (les prédateurs sont utiles, par exemple en tuant les animaux malades et, dans le cadre des équilibres biologiques, en maintenant en bonne santé les populations de proies). Les animaux sont nécessaires à la biodiversité et cette biodiversité est profitable à l’homme. Des médicaments sont issus d’espèces animales ou végétales. Ensuite, j’estime que l’enfant des villes est mal éduqué à l’éthologie et donc a une mauvaise connaissance de l’animal. Toutefois, les enfants des villes et des campagnes expriment la même sensibilité à l’égard des animaux. L’éducation est importante, c’est aussi vrai pour les savoirs « paysans », qui peuvent comporter une part de croyance non fondée, comme la lutte contre les serpents non venimeux (les couleuvres), et sont très utiles à l’agriculture.

 

Le mot de la fin

G. C. : Tout cela nous mène à une conclusion générale sur l’importance de l’éducation. Les rapports parfois étroits que le petit enfant entretient avec les animaux doivent être encouragés dans toute la mesure du possible, pour aboutir à ce que l’adolescent ait une saine conception de sa responsabilité envers les êtres sensibles qui l’entourent. Comme toujours, l’avenir de l’espèce humaine repose sur l’éducation des enfants. Une éducation civique incluant des notions d’écologie et de respect de l’animal serait plus que bienvenue.

 

Notes

  • [1]

    Dans le cas de la néoténie, l’organisme conserve au stade adulte des caractères juvéniles.

 

Photo de Oleksandr Pidvalnyi: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/animal-de-compagnie-mignon-debout-garcon-12475124/

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