Dans la culture malgache, l’existence ne commence pas par la naissance et ne se termine pas par la mort. La vie et l’histoire d’une personne, ainsi que sa considération dans la communauté, sont déterminées par des codes sociaux et culturels bien définis. Une personne peut exister physiquement mais n’être jamais connue par la société. Des parents peuvent donner naissance à un ou des enfants décédés, et ils seront contraints d’oublier leur existence.
Mes recherches sur le terrain, dans plusieurs régions de Madagascar, autour de la santé maternelle et infantile m’ont amenée à analyser l’interdépendance entre histoire, santé et croyance. J’ai découvert qu’à un certain âge, un enfant ne peut pas être considéré comme un être humain et que la perception de la vie et de la mort pour les enfants dépend de plusieurs facteurs, liés, à la fois, à l’évolution physique et psychique de l’enfant et à l’accomplissement des rites et coutumes dictés par la communauté. En leur absence, l’enfant sera considéré rano, ou « enfant eau », dont l’existence sera vite effacée de la mémoire de la famille et de la communauté.
Les rapports officiels sur les problématiques de la santé maternelle et infantile se concentrent sur les causes économiques, médicales, politiques, géographiques, socioculturelles. La dimension socioculturelle, étudiée grâce à mes enquêtes qualitatives sur le terrain, peut réfuter les données quantitatives connues. Au début de mes recherches, le taux de mortalité maternelle était estimé à 498 décès pour 100 000 naissances vivantes à Madagascar, pour une moyenne dans le monde de 290 décès pour 100 000 naissances vivantes, d’après une étude de l’Institut national d’études démographiques. Au bout de six mois d’immersion sur le terrain, la réalité semblait réfuter ces chiffres officiels. Une contradiction surgit des « non-dits » relatifs à la croyance, aux rites et coutumes, à propos des enfants et de la définition de ce qu’est « un être humain », « un mort » dans la culture malgache.
L’analyse que je propose est le résultat des mes recherches doctorales effectuées dans plusieurs régions de Madagascar de 2009 à 2016, durant deux à trois mois par an. Des immersions ont été réalisées dans des régions différentes pour une étude comparative, notamment :
– Vohimana (région Alaotra Mangoro) dans le centre-est de l’île, où le moyen de subsistance dépend de l’exploitation de la forêt tropicale humide présente en abondance. Il n’y a pas d’hôpital dans un rayon de 30 km mais un petit centre de soin où cohabitent un médecin et des tradipraticiens.
– Fénérive-Est (région Analanjorofo) sur la côte est, où la vie dépend de la pêche et de la culture des produits d’exportation (girofle, vanille, poivre…). Dans les villages traditionnels, les habitants cherchent au jour le jour leurs nourritures et le centre de santé de base le plus proche est à 6 km à pied.
– Morondava (région Menabe) dans des villages de la côte ouest, qui est une zone aride où la population est majoritairement représentée par des éleveurs de zébus et des pêcheurs ; le centre de santé se trouve à plusieurs heures de marche.
– Antsirabe (région Vakinankaratra), une ville du haut plateau de l’île, dont une grande partie de la population est très pauvre, avec un revenu inférieur à 1 dollar par jour.
Dans ces quatre régions, mes études qualitatives se sont basées sur cinq outils méthodologiques : l’étude bibliographique, l’observation et l’écoute, le focus group, l’entretien individuel et l’approche participative.
Dans la culture malgache, être en vie pour une personne ne signifie pas qu’elle appartient au monde des vivants. D’après mes observations, un enfant mort n’est pas considéré comme un être humain complet mais comme un zazarano - enfant-eau en malgache-, qui n’a pas traversé certaines étapes de vie. Pour être un être humain complet, dans la culture malgache, il faut avoir les quatre éléments fondamentaux suivants : aina (la vie) ; hery (la force) ; saina (l’esprit) ; fanahy (le moral) - « Ce qui différencie l’homme de l’animal » selon le Dictionnaire malgache et encyclopédie de Madagascar. -. Ces éléments sont interdépendants et forment un tout : un être humain. Un seul élément manquant conduit une personne à ne pas avoir de statut social dans sa communauté, comme le fait de ne jamais pouvoir être enterré dans le tombeau familial, de ne pas pouvoir donner son opinion dans les décisions communautaires, d’être ignoré dans la préparation et la réalisation des évènements culturels.
À la naissance, un enfant a une vie mais cela ne suffit pas, il lui faut une force pour défendre cette vie. Cette force doit être maîtrisée par un esprit. Mais ces trois éléments sont encore insuffisants pour le considérer comme un être humain, car ce sont des bases communes avec l’animal. L’esprit, la force et la vie doivent donc être contrôlés par le moral, ny fanahy en malgache.
Selon le proverbe malgache : Ny fanahy no maha olona, « l’âme est la personne ».
Un enfant doit donc traverser plusieurs étapes pour acquérir ces éléments. Ces étapes sont considérées comme des épreuves qui évaluent sa force et son aptitude à traverser la vraie vie sans être un fardeau ou une honte pour la famille. Si l’enfant décède avant l’acquisition de ces quatre éléments, il est appelé zazarano, soit « être incomplet, rose, mou, humide, dont la création n’est pas terminée » (Blanchy cité par Didier, 2015). Ces épreuves se passent généralement de la naissance à la deuxième année de l’enfant, mais parfois la limite ne se réfère pas à l’âge mais à l’accomplissement des épreuves, par exemple avec le famorana, la circoncision pour les garçons.
Un garçon qui meurt à 10 ans et qui n’est pas circoncis sera toujours considéré comme un zazarano et n’aura pas le droit d’être enterré dans le tombeau familial : « Chez nous, les Antambahoaka, le sambatra, qui est un évènement ponctuel tous les sept ans pour la circoncision générale, est très important et décisif pour chaque homme. C’est la clé pour être accepté dans le tragnobe qui est la maison familiale de chaque lignée, pour la vie et dans le tombeau familial pour la mort », explique Randria, un père de famille vivant à Fianarantsoa.
Il y a des familles qui laissent l’enfant évoluer naturellement devant les épreuves que sont la cicatrisation du nombril, la poussée des dents, les premiers pas et le premier mot, etc. Souvent, les parents font intervenir des éléments extérieurs pour aider leur enfant à traverser avec succès ces épreuves, tel le recours aux plantes médicinales ou aux talismans. Une mère du village de Tromboambola, à Morondava, raconte : « À la naissance de chacun de mes enfants, nous demandons au devin-guérisseur de donner un collier de protection pour l’aider à surmonter les étapes de sa vie. » Ces enfants portent donc en collier ou en bracelet un mélange de plantes sacrées et de minéraux, enveloppés dans un morceau de tissu rouge ou noir.
D’autres rites et coutumes interviennent aussi, le plus commun étant le perçage des oreilles pour les filles, et pour les garçons la circoncision, ou famorana. Il y aussi des rites propres pour chaque ethnie. Par exemple, pour les Betsimisaraka qui se trouvent dans la région de Tanambao Tampolo, les mères amènent les bébés à des réunions secrètes de tromba - rite de possession - afin qu’ils puissent recevoir la purification, la protection et la bénédiction par la prêtresse de la cérémonie, qui délivre des prières et de l’eau sacrée.
Debray explique : « Le tromba est une autre manifestation des superstitions malgaches encore très vivante, surtout dans les régions du sud de Majunga et du Lac Alaotra. Au cours de ces séances qui peuvent aller jusqu’à l’hystérie collective, l’esprit, par l’intermédiaire de médiums qui sont le plus souvent des femmes, parle et dévoile les causes des maux existants ou des affections qui affligent les malades présentés. Ce sont le plus souvent des fautes envers le culte des ancêtres ou des infractions envers certains interdits ou fady. Les traitements à suivre ou les sacrifices à exécuter sont alors indiqués. Certains individus sont accusés actuellement d’envoûter ces jeunes femmes et d’être à l’origine de ces transes collectives. Les causes en sont mal connues et on en rend responsables certaines drogues végétales. Il est probable que la ferme croyance en ces rites, une préparation en chants, danses et absorption d’alcool parviennent, à eux seuls, à mettre les médiums en condition de réceptivité ; dans certains cas, il est évident que le chanvre indien (rongono) ou un lycopode (le somoro) peuvent aider à cette excitation » (Debray, 1975, p. 71). Pendant les cérémonies, « on entrera en contact avec les ancêtres pour demander conseil à travers des séances de transe. Ces rituels de possession, les tromba, assurent un dialogue constant entre les défunts et leurs descendants. Le terme tromba, d’origine sakalava, désigne une possession bénéfique, alors que le bilo, terme d’origine betsileo, est un rituel d’exorcisme, qu’on invoque par exemple pour guérir un malade, en le débarrassant de l’esprit qui l’habite ».
Si l’enfant traverse ces épreuves sain et sauf, son statut s’élève, il devient un être humain complet et peut prendre sa place dans la communauté. Par contre, si l’enfant décède, la communauté va l’oublier le plus tôt possible, car il est considéré comme insuffisamment robuste pour traverser les épreuves de la vie ; c’est donc le « destin » (lahatra) qui l’a voulu ainsi. Sa mort n’aura pas le droit aux veillées ni au tombeau familial. Sa mère ne doit même pas le pleurer. Le dépôt se fait sans cérémonie spécifique et personne ne viendra déposer des fleurs.
Dans la culture malgache, la mort est un passage vers une autre existence : celle du razana, l’ancêtre. Les ancêtres ont un statut plus élevé que les vivants car ils sont considérés comme sacrés et possédant un pouvoir de communication entre les vivants et les dieux protecteurs et créateurs. Les ancêtres ont des pouvoirs sur la continuité de la vie pour leurs descendants, le pouvoir de donner la bénédiction, de récompenser les actes des vivants, mais aussi de punir. Les ancêtres ont des existences infinies et leurs noms sont évoqués lors de chaque cérémonie et rite traditionnel. Toutes les personnes décédées ne vont pas devenir razana, mais uniquement celles qui ont acquis les quatre éléments définissant un être humain complet et qui ont été enterrées dans le tombeau familial.
Le zaza rano, ou « enfant-eau », devient l’enfant de l’oubli. En effet, cet enfant ne peut accéder au statut de razana, ancêtre, il est exclu de cette conception de la continuité de l’existence après la mort. Ainsi, il n’est pas question de s’attacher à un être qui ne serait pas capable de perpétuer cette continuité, parce qu’inachevé.
Juliette, une villageoise, explique à propos du décès d’un nourrisson : « Un enterrement et la cérémonie coûtent cher et on ne veut pas dépenser pour quelqu’un qui n’est pas considéré comme un être humain, quelqu’un que la société n’a pas encore connu. Seuls le docteur et la mère l’ont vu. » Les bébés sont donc déposés dans les arbres ou dans des feuilles, ou même dans l’eau : « Cette pratique de déposer les bébés décédés dans les arbres est encore courante aux environs de la forêt de Tampolo, et tendrait à être plus fréquente à la campagne que dans les petites villes environnantes. Les bébés mort-nés prématurément après le cinquième ou sixième mois de grossesse sont, quant à eux, jetés dans la mer ou dans l’eau courante (fleuve, cours d’eau) » (Didier, 2015). On rend à la nature le corps du bébé, considéré comme lui appartenant. La permance de ces pratiques et conceptions n’exclut cependant pas le chagrin caché des mères et des parents. Les douleurs affectives restent alors interdites d’expression.
Je peux témoigner de ces douleurs grâce aux témoignages de mères rencontrées lors des enquêtes. Leur récit est très secret et n’a pas de place sociale pour s’exprimer. Ainsi en est-il de celui de Mirana, jeune maman de 26 ans qui a perdu son enfant à la naissance, en février 2016. En attente de son deuxième enfant, Mirana et son mari ont préparé tout le nécessaire pour l’arrivée du bébé, sur le plan matériel, médical, familial et sentimental. Suite à une complication à l’accouchement, le bébé est mort-né. Trois heures après l’accouchement, après avoir été rassuré sur la santé de la mère, un des membres de la famille a emporté le corps du bébé en brousse où se trouve la terre familiale. Le corps enveloppé dans un drap est transporté dans un sachet plastique et enterré dans les champs, près de la rizière. Aucune croix au-dessus pour dire que c’est une tombe, juste quelques pierres, puis la terre est tassée pour éviter que les animaux ne déterrent le corps. Mirana ne sera jamais informée de cet endroit. Dès l’instant où Mirana a repris les forces, les parents informent le couple des attitudes à adopter suite à l’événement : pas de pleurs, pas de deuil, pas d’histoire. En arrivant à leur domicile, le fils aîné de 4 ans demande à sa maman : « Où est mon petit frère ? ». Mirana ne trouve pas les mots pour répondre à son fils. Son mari prend le relais en disant : « Le médecin a retenu le bébé à l’hôpital mais la prochaine fois, il l’amènera à la maison. » La mère explique : « En entendant la requête de mon fils demandant à voir son petit frère (il m’avait accompagnée pour l’échographie pendant les visites prénatales), j’avais le cœur lourd comme une tonne de pierre, et une chaleur à mille degrés allait de mes pieds jusqu’à ma tête. Tout ce que je voulais, c’était serrer mon fils contre mon cœur et pleurer toutes les larmes de mon corps. J’avais envie de lui dire que son petit frère n’a pas survécu… Mais je ne pouvais pas, je n’avais pas le droit ! J’avais les larmes qui brûlaient les coins de mes yeux […] mais je ne pouvais pas les faire couler ! Donc j’ai tourné ma tête dans un angle de façon à ce qu’on ne voit pas mon visage écrasé par la tristesse. Triste de ne pas pouvoir parler de lui, triste de ne pas pouvoir le pleurer, triste de ne pas pouvoir l’appeler, triste de ne pas pouvoir le faire revenir. Je suis montée dans mon lit et je me suis cachée sous ma couverture… J’ai essayé de pleurer ! Pleurer dans le noir ! Pleurer seule ! Pleurer dans le silence ! […] Mais mes douleurs ne s’allégeaient pas, mon cœur s’alourdit encore. Pleurer dans le silence et dans le noir est une souffrance en plus ! »
Ainsi, même si le phénomène des morts infantiles est très présent, les communautés malgaches ne le considèrent pas comme une catastrophe, étant donné que les bébés ne sont pas considérés comme des leurs. Le mot mort, maty, n’est pas du tout valide pour ces enfants car ils ne sont pas perçus en tant qu’« humains », olombelona.
Durant notre enquête, que ce soit dans l’Est chez les Betsimisaraka, ou à l’Ouest chez les Sakalava, ou encore sur les hauts plateaux au centre, quand nous formulons ainsi la question aux mères et aux matrones concernant la mort des bébés : « Avez-vous déjà perdu un bébé ? » Ou bien : « Une de votre patiente a-t-elle déjà perdu son bébé ? », elles répondent toujours qu’il n’y a jamais eu mort d’enfant. Mais quand nous posons différemment la question, par exemple : « Vous est-il déjà arrivé de ne pas obtenir votre bébé ? », elles répondent que oui, et expliquent la raison de la disparition du bébé sans jamais mentionner le mot mort.
Le fait d’utiliser l’expression « obtenir un enfant » au lieu d’« avoir un enfant » dénote la chosification du bébé, considéré comme un objet du quotidien, qui arrive et disparaît, et combien le zaza rano est d’une moindre importance. L’utilisation des termes vernaculaires, la maîtrise et la compréhension de la langue du sujet de la recherche sont donc très importantes en anthropologie, pour mieux appréhender les éléments sociaux et culturels qui se rapportent à ce phénomène d’étude. L’utilisation d’un mot ou d’un autre peut donc avoir un enjeu important sur les résultats des enquêtes qualitatives.
Ainsi la recherche sur la mortalité infantile en pays malgache explore-t-elle plusieurs types de représentations : la définition d’un être vivant selon les conceptions culturelles locales, sa fabrication et son devenir. Un zaza rano ou enfant-eau échappe ainsi à la conception d’une personne, et sa mort ne doit pas être un événement significatif pour la communauté. Il n’en demeure pas moins que cette conception ne permet pas aux mères et aux parents d’exprimer leur chagrin.
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