La variété dans l’oralité peut porter sur la fréquence des tétées, leur durée, le comportement au sein, l’âge où ils veulent manger, la durée de l’allaitement, leurs goûts pour des aliments et des saveurs différentes. Ces écarts sont probablement construits sur un « tricotage » qui prend en compte le tempérament du bébé, les facteurs environnementaux, les différences dans l’âge des étapes développementales du bébé, les interactions avec les parents, la culture dans laquelle ils sont immergés…
Selon mon expérience clinique quotidienne, les parents reçoivent des conseils très normatifs, et souvent stricts sur toute la puériculture : à quel rythme le faire téter, combien de fois, en combien de temps, la durée normale de l’allaitement, quand commencer à le faire manger, à quel âge autoriser les morceaux… Parfois, ces conseils sont formalisés en tableaux (diversification).
Geneviève Delaisi de Parseval et Suzanne Lallemand sont les premières à avoir écrit sur la validité de ces conseils, il y a trente-quatre ans avec un grand talent, dans L’art d’accommoder les bébés. Elles nomment « puériculteurs » tous ces conseilleurs qui sont en général des soignants (médecins, sages-femmes, puéricultrices) et je leur emprunterai ce terme afin qu’aucune corporation professionnelle ne se sente particulièrement fustigée. Je ne me laisserai pas aller ici au plaisir de « montrer » l’invalidité scientifique quasi permanente de ces recommandations qui changent d’un puériculteur à l’autre et d’une époque à l’autre, pour m’intéresser plutôt à l’effet ravageur que cela a sur les parents et les bébés.
La norme est le plus souvent assénée comme une vérité scientifique alors que le bébé, lui, est multiple. Il peut aussi résister au comportement que l’on cherche à obtenir de lui. J’observe tous les jours la violence de cette confrontation entre l’injonction normative et le comportement du bébé. Cela génère de nombreuses angoisses maternelles, des interactions modifiées qui éloignent les parents de leurs ressentis, mettent des bébés au régime, entraînent du forçage alimentaire, et j’en passe.
Quelques exemples de cette confrontation entre la réalité du bébé et les normes devraient être parlants.
Cela commence à la maternité où il est encore courant d’entendre « 7 à 8 tétées par jours au début, 5 à 6 tétées après un mois, un seul sein à chaque tétée, minimum 2 heures entre les tétées, 10 minutes par sein »… Ces injonctions sont énoncées comme des vérités scientifiques ou comportementales. « Il n’aura pas le temps de digérer (2 heures entre les tétées) », « il va vous rendre esclave », « il n’aura pas le gras de fin de tétée » (un seul sein par tétée), « il va prendre l’habitude des tétées fréquentes », « il ne mange que les 10 premières minutes ensuite il s’amuse », « il prend votre sein comme sucette », etc.
Qu’en est-il de la réalité comportementale des bébés et des mères ?
La confrontation commence les premières 24 ou 48 heures de vie, durant lesquelles le bébé ne tète pas souvent, généralement entre 3 et 5 ou 6 tétées par 24 heures. Il est fréquent que les puériculteurs donnent un temps maximum de 4 heures à ne pas dépasser entre les tétées. Si le bébé ne veut pas téter, les mises au sein peuvent être violentes, générant parfois un refus du sein par le bébé, qui peut ensuite durer très longtemps. Quand on sait combien est violente la blessure maternelle face à un refus du sein, on ne peut que s’interroger sur cette normativité non adaptée des premiers jours… Un bébé qui n’a pas de problèmes par ailleurs ne risque rien à attendre son éveil spontané au bout de 48 heures ou à être sollicité en douceur avec les moyens apropriés que sont le peau-à-peau et les signes d’éveil.
Mais la caricature de cette normativité continue après ces premières 48 heures. Après avoir demandé au bébé de téter suffisamment souvent alors il n’y était pas prêt, on attend de lui, à partir du troisième jour, qu’il ne tète pas trop souvent. Mais lui, dans une sorte de contretemps, téterait toutes les heures afin de préparer une bonne montée de lait et d’établir la production de lait dont il a besoin… 7 à 8 tétées sont encore une norme souvent présentée comme celle permettant au bébé de se « régler », ou vers laquelle il doit tendre avec l’aide de la mère s’il le faut.
La normalité humaine, en général, se répartit autour d’une courbe de Gauss. 7 à 8 tétées par jour ne représente vaguement qu’une moyenne et ne dit rien du bébé qui, dans sa réalité, tète entre 6 et 20 fois. L’écart est grand entre deux bébés « normaux » aux extrêmes… Cette diversité dans la fréquence se construit dans l’inter-action avec sa mère, sorte de mélange complexe entre la capacité de stockage de ses seins, ses réponses plus ou moins rapides au bébé, le besoin plus ou moins fréquent de succion de ce dernier, son échelle développementale, la taille de son estomac, sa place dans l’ordre des mammifères et la composition du lait humain, l’acceptance individuelle et culturelle par rapport à la fréquence, etc. Mais on peut le corréler aussi avec un grand écart dans les volumes journaliers ingérés. Pour une prise de poids « normale », les bébés boivent entre 650 ml pour certains et 1,3 l pour d’autres : du simple au double. Encore la répartition gaussienne de notre humanité ! Et, si le bébé peut devenir un peu plus raisonnable après 1 mois et demi, certains bébés vont rester sur une fréquence bien trop élevée au regard de nos normes et de nos représentations.
Que va faire notre injonction normative irréaliste ? La liste est longue de ses effets dévastateurs. Le plus grave et malheureusement trop fréquent est la mise au régime du bébé qui ne pourra pas grossir avec un si petit nombre de tétées, amenant certains dans un état de déshydratation aux urgences. Le bébé, dans sa tentative d’adaptation à cette restriction, dort beaucoup et ne réclame plus, sa détresse restant invisible aux yeux attentifs de ses parents.
D’autres mères peuvent juste choisir de ne pas « obéir » à l’injonction. Mais alors leur culpabilité, leur sentiment « d’anormalité », la pression sociale vont les mettre en difficulté. Laissons la parole aux parents : « J’ai bien essayé de la faire patienter mais elle hurlait malgré mes bercements, et finalement, quand j’ai accepté qu’elle tète aussi souvent qu’elle le voulait, quel soulagement, j’y passais autant de temps mais ou moins je la sentais bien et repue. » « On ne veut pas nous dire que c’est normal qu’un bébé tète entre 6 et 20 tétées pour ne pas nous faire peur, mais ensuite, de toute façon on est confronté à sa réalité ! » « Quand je suis arrivée à la consultation, la consultante m’a demandé combien de fois il tétait et avec gêne j’ai répondu que je ne savais pas…, au moins une douzaine de fois. Je me rappelle encore le soulagement intense quand elle m’a regardé en souriant et en disant : “Mais c’est un bébé raisonnable, c’est bien que vous le laissiez faire et c’est grâce à ça qu’il grossit bien.” Enfin j’étais normale et bonne mère. Je n’étais plus esclave ou fusionnelle mais patiente et maternante. »
Certains bébés sont extrêmement rapides, déglutissent de suite et sans discontinuer goulument pendant 5 à 10 minutes, puis lâchent le sein, repus. D’autres font de nombreuses pauses ou des micro-tétées fréquentes. Les parents demandent d’ailleurs souvent s’ils doivent le stimuler pour qu’il fasse moins de pauses. Une des sources de la diversité dans les comportements du bébé est la variété de l’échelle développementale. Téter vite traduit une certaine maturation qui varie d’un bébé à l’autre. Je dois tous les jours rappeler aux parents cette diversité. Certains enfants marchent à 9 mois, d’autres à 15 mois, voire à 18 mois. Peut-on vraiment y changer quelque chose ? Le bébé à micro-tétées pendant les premiers mois ne « peut » pas téter vite et efficacement comme notre société le souhaiterait (surtout s’il est né à 37 semaines). Là aussi l’interaction est à l’œuvre : les pauses sont-elles dues aux pauses maternelles dans l’éjection de lait, ou l’éjection fait-elle une pause quand le bébé en fait une ?
La réactivité du bébé au débit maternel est aussi individuelle : certains bébés aiment les grands débits et s’impatientent quand le débit ralentit, demandant à leur mère de changer de sein ; d’autres s’agacent du débit rapide et n’accèdent au calme qu’en fin de tétée ; d’aucuns sont très toniques pendant la tétée ; d’autres encore ont l’air sous hypnose ; certains bébés ont besoin d’un seul sein par tétée, d’autres, des deux seins… Face à cette variété de comportements, encore et encore nos injonctions : 10 minutes d’un côté, 10 minutes de l’autre ; après la montée de lait, un seul sein, des rumeurs inquiétantes : « S’il ne finit pas bien le sein, il n’aura pas le gras. »
« Mais comment savoir s’il a fini ? » s’interrogent les parents. Là encore nos règles ne permettent pas aux parents d’être observateurs de leur bébé dans son individualité, et donc de le comprendre progressivement. Un seul sein à la fois, par exemple, peut enfermer le bébé dans une bien plus grande fréquence si la capacité de stockage de la mère est limitée, ou bien dans des tétées très longues pour qu’il soit enfin rassasié, alors qu’un simple changement de sein l’installerai dans un rythme bien plus doux pour lui et sa mère. Mais pour ça, encore faut-il que la mère et le père soient encouragés à observer leur bébé et à expérimenter des stratégies d’ajustement.
Il s’agit certainement d’un des points où la pression sociale et normative, voire accusatrice, est la plus forte. Je suis toujours étonnée que l’on se mêle ainsi des choix personnels et intimes des parents. Et encore plus étonnée quand on sait que 28 % sont encore allaités à 1 an en Australie, que dans certains pays quasiment 90 % des bébés sont encore allaités à 2 ans et 50 % dans les pays asiatiques. Seraient-ce uniquement des bébés pathologiques [1] ?
Qu’en est-il de la diversité dans une des étapes fondamentales de l’oralité de la première année, à savoir l’introduction des solides ? Que sait-on sur cette phase ? Entre 4 et 6 mois, l’oralité en se corticalisant devient volontaire, passant progressivement de la succion à la mastication. La façon de diversifier est fortement marquée par son appartenance à un groupe culturel donné. C’est l’alimentation qui fait entrer l’enfant dans la culture familiale (la première marque culturelle par excellence). C’est toujours la mère et le groupe social auquel elle appartient qui vont imprégner l’enfant de ses choix.
Pour autant, le goût a-t-il aussi une composante innée ? Il apparaît de plus en plus qu’il existe entre les bébés de très grandes différences sensorielles olfactives d’origine génétique et très précoces. Certains bébés vont adorer le roquefort et l’acidité du citron, même si leur mère n’en mangeait pas pendant l’allaitement, et d’autres non… À partir de 4-5 mois, les bébés commencent à montrer de la curiosité pour les solides, mais leur intérêt peut en rester là ; ils demeureront des goûteurs et picoreurs avec le lait maternel comme aliment prédominant durant de longs mois encore, ou bien ils vont adorer manger et vouloir rapidement de vrais petits repas. Certains bébés vont aimer que leur mère les fasse manger, d’autres vont vouloir tout de suite des morceaux qu’ils pourront attraper tout seuls.
Face à cette diversité, que leur propose-t-on ? Très souvent un programme unique et le même pour tous, et en même temps, il peut être complétement contradictoire d’un puériculteur à l’autre :
– un âge d’introduction (4 ou 6 mois selon les puériculteurs) ;
– un ordre d’introduction des aliments et qui change selon les puériculteurs : un seul aliment à la fois, d’abord les fruits puis les légumes ou l’inverse, que des légumes et la viande et le poisson plus tard. Le tableau d’introduction des aliments figure même dans le carnet de santé de l’enfant. Les légumineuses, dans ce tableau, n’y sont pas introduites avant 15-18 mois, ce qui peut laisser perplexe quand on s’intéresse à la place des légumineuses dans certaines cultures ;
– des aliments pesés : 6 cuillères de compote, 20 g de protéines, 500 ml de lait (comment fait-on, demandent les parents, quand il est encore au sein ?) ;
– une granulométrie croissante : du lisse aux morceaux vers 1 an ;
– à 1 an : maximum quatre repas, etc.
« Il y a des seins pleins de calme.
Il y a des seins pleins de douleurs.
Il y a des seins pleins de passion […]
il y a des seins pleins d’hypocrisie. […]
Il y a des seins pleins de noirceur
sous leur surface blanche. »R. Gomez de la Serna (1917), Seins
L’examen de tous ses programmes, assortis d’explications scientifiques aussi fantaisistes les unes que les autres, ferait les délices d’un sketch d’humoriste. Quand on repart à la source des « recommandations » les plus reconnues (ESPGHAN, AAP, OMS), on voit qu’elles restent très globales, souvent introduites par une phrase prudente sur l’absence d’évidence scientifique pour un certain nombre d’affirmations…
Mais peu insistent sur une évidence (c’était le cas des recommandations de 1981 de l’ESPGHAN) : l’introduction ne devrait pas se faire en fonction de l’âge mais en fonction du degré de développement de l’enfant : sa curiosité, son maintien, sa faculté à gérer la cuillère et les morceaux. Certains bébés, par exemple, se débrouillent très bien avec les morceaux dès 5-6 mois, voire ne veulent que ça, alors que le carnet de santé ne leur en accorde la compétence qu’au début de la première année.
Finalement, l’enfant est censé réguler ses besoins dans la phase de l’allaitement, puis devenir un clone unique entrant dans un programme plus du tout individualisé. En parallèle, il y a une explosion des troubles banals de l’oralité concernant entre 25 % et 35 % des bébés. Un certain nombre peuvent être imputés à des séquelles de la prématurité ou d’hospitalisation et de gavage…, mais pas tous. On peut imaginer que le petit picoreur, qui préfère de façon prédominante le lait de sa mère jusqu’à 14 ou 15 mois, ne se nourrissant que d’aliments à forte densité calorique mais en petite quantité et qui va bien, peut inquiéter sa mère. Celle-ci pourra alors mettre en place toute une stratégie (forçage, séduction, sucreries) pour le faire correspondre à la norme attendue, générant ainsi un « trouble de l’oralité ». J’ai très régulièrement dans mes groupes des bébés qui refusent la cuillère depuis toujours et qui n’attendent que de pouvoir attraper eux-mêmes leurs aliments sous forme de petits bouts pour accepter de manger sans problème, et cela dès le début, c’est-à-dire entre 4 et 6 mois. Combien de « faux » troubles de l’oralité ou de troubles iatrogènes donc dans ces 25 % à 35 % ?
Dans les groupes que j’anime, cette période de la diversification réveille de nombreuses inquiétudes chez les parents. Encore une fois, la confrontation bébé varié et normes pédiatriques peut les mettre en difficulté. Je m’interroge toujours sur cette diversification sous contrôle médicalisé : « Votre bébé vous paraît-il curieux de manger ? – Je crois, mais j’attends le rendez-vous chez le pédiatre pour commencer. » Qu’en est-il de la spontanéité dans l’oralité ? du plaisir partagé ?
Quelques études qui mériteraient d’être étendues montrent que plus le parent essaie de contrôler l’alimentation de l’enfant, plus les risques de troubles de l’oralité sont grands, et moins il se régule quand enfin il échappe au contrôle parental et médical, ce qui finit toujours par arriver. Bien sûr, les parents ont une responsabilité dans les aliments qu’ils présentent au bébé. Mais l’expérience montre que si les aliments sont des aliments simples et de bonne qualité (légumes, fruits, viande, poisson, etc.), le bébé va se réguler tout seul et pas forcément sur un même repas mais sur plusieurs jours.
Finalement on pourrait décliner à l’infini les exemples de cette confrontation entre normes pédiatriques et diversité des bébés dans l’oralité.
On peut aussi se demander pourquoi les parents ont autant de mal à se dégager de ces nombreuses règles avec leur bon sens ou leurs ressentis (certains le font). Souvent, quand je discute sur ce sujet avec mes amis pédiatres ou sages-femmes, j’entends un argument récurrent : « Tu sais, les parents sont anxieux et en attente de repères précis, ils sont en difficulté si on leur dit de suivre le bébé. » Bien sûr, le cas par cas, la liberté peuvent être une source d’angoisse [2]. Il me semble aussi que le fantasme des parents d’aujourd’hui du bébé réussi, parfait, protégé de tous les risques, ne peut que les enfermer dans ces règles, comme si elles amenaient des garanties.
« Le deuxième jour l’enfant est mis au sein quatre à cinq fois dans la journée, à quatre heures d’intervalle – entre 6 et 22 h par exemple – pendant cinq minutes. Le troisième jour, idem. À partir du quatrième jour, six tétées, une toutes les trois heures, entre 6 et 22 h, durant cinq à dix minutes. »
Un puériculteur, dans Laurence Pernoud, J’élève mon enfant
Évidemment, tous les puériculteurs ne sont pas aussi rigides dans leurs conseils et certains prennent en compte l’individualité du bébé. En outre, la question n’est pas de laisser les parents sans repères mais, si on leur en donne, leur parler plutôt de la large fourchette de la courbe de Gauss qui nous représente bien mieux dans notre diversité humaine qu’une moyenne chiffrée. Dire aux parents qu’un bébé consomme quotidiennement entre 650 ml et 1,3 l de lait, tète entre 6 et 20 fois, montrera des signes qu’il est curieux de goûter…, leur permettra de mieux s’adapter aux bébés plutôt que d’entendre qu’« un bébé mange 800 ml par jour, a 7 ou 8 tétées par jour, et vous introduirez des solides selon un programme à six mois… ».
Bien sûr, les parents un peu insécures peuvent avoir besoin d’être accompagnés au cas par cas pour se sentir autorisés de faire l’expérience individuelle et non normative de leur bébé. Bien sûr, ce cheminement-là, fait de tâtonnements, essais-erreurs, nous demande plus de temps et suscite beaucoup de questions de leur part. Mais les injonctions normatives peuvent générer des troubles de la relation mère-bébé, des troubles de l’oralité du bébé et des angoisses maternelles qui me paraissent encore plus grandes, et ce d’autant que la mère est fragile et qu’elle aura du mal à s’en dégager.
Pour porlonger la lecture, je vous conseille l'article de Julien Cueille, « Le care comme réappropiation de l’expérience parentale ».
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