Les problématiques de la fratrie ne sont pas dans mon champ direct de compétences. Mais depuis trente ans, je suis présente à l’arrivée d’un bébé dans une famille, et il y a parfois des aînés. Il est toujours difficile de mettre de l’ordre dans nos observations cliniques. Elles sont à la fois complètement singulières et propres à chaque famille. Mais il s’en dégage aussi des lignes générales ou, tout au moins, récurrentes.
Chez l’enfant, le plus souvent, la réaction envers le bébé a quelque chose de maternant. Il est finalement plutôt rare que l’enfant ait des passages à l’acte agressifs vis-à-vis du nouvel ou de la nouvelle arrivée. Il est la majeure partie du temps très interactif avec le bébé, et vice versa d’ailleurs. Il cherche à l’amuser, à l’intéresser, à le calmer... Les actes agressifs et les disputes vont venir, bien sûr, mais plus tard, quand le bébé aura grandi.
Par contre, l’aîné est souvent difficile avec ses parents, sa mère en particulier. Il peut régresser sur tous les plans, comme le sommeil, la propreté, la nourriture, etc. Il peut rediscuter toutes les règles, pourtant acceptées jusque-là, l’heure du coucher étant la plus fréquente. Il n’y a pas plus efficace que de faire une bêtise pour attirer l’attention pleine et entière de sa mère et la détourner du bébé. Il peut donc être très inventif.
On peut imaginer que ce réaménagement familial, le partage de sa place et de ses parents, soit un vrai bouleversement pour l’enfant. C’est donc souvent une période difficile pour les parents qui cumulent la fatigue de l’arrivée du bébé, avec la gestion parfois difficile du ou de la grande. Ce sont surtout les paroles de parents que j’entends et plusieurs choses me frappent.
Leur niveau d’anxiété vis-à-vis de cet événement est souvent extrême, plus ou moins, bien sûr, en fonction de leur histoire et de leur identification au vécu de l’aîné. Il suffit de voir le nombre de livres sur ce thème censés les aider à préparer l’arrivée d’un bébé. Les titres des livres proposés pour aider les parents permettent de comprendre combien la pression exercée est forte : Comment venir à bout des conflits entre enfants, Frère et sœur sans rivalité, La fratrie, stop à la jalousie, Frères et sœurs : les erreurs à éviter dans la fratrie, etc. Ces injonctions sont dans la suite logique de la quête des parents parfaits et de l’enfant réussi. Celui-ci ne doit jamais souffrir et être toujours heureux, comblé, etc. La mère parfaite, quant à elle, doit être d’une patience infinie et toujours pleine d’amour et de compréhension. L’illusion des parents est souvent forte. Ils pensent pouvoir éviter à leur enfant une névrose liée à leur attitude parentale, comme ils pensent être eux-mêmes les victimes de celles de leurs parents. Ils projettent sur leurs enfants des sentiments très puissants : « Je ne veux pas qu’il ou elle se sente abandonnée, qu’il pense que je ne l’aime plus ou que son frère (ou sœur) va lui prendre sa place. »
Cette projection et la volonté de lui éviter ce ressenti leur font monter les enchères de la compensation : se plier en quatre pour s’occuper du bébé et de l’aîné(e) en même temps ; ne pas oser envoyer l’aîné chez la grand-mère quelques jours de peur qu’il ne se sente rejeté, allant même jusqu’à ralentir leur écoute du nouveau-né pour éviter à l’aîné(e) un sentiment trop fort d’exclusion ; ou encore choisir de ne pas allaiter, malgré leur désir de le faire, parce que le premier ne l’a pas été ; et la liste est longue.
Les sites (comme les livres) entérinent souvent ces idées et participent à cette pression.
Un exemple parmi d’autres : « Si votre enfance manifeste de la jalousie avant la naissance du bébé, il se sent peut-être déjà menacé. Demandez-vous alors si le bébé prend trop de place dans vos discussions ou dans vos gestes, et si votre enfant pourrait se sentir délaissé. Réfléchissez à votre attitude et ajustez-vous au besoin. Votre enfant a besoin de savoir que vous l’aimez. N’hésitez pas à lui dire et à passer du temps avec lui. »
L’illusion des parents est souvent forte.
Ils pensent pouvoir éviter à leur enfant
une névrose liée à leur attitude parentale,
comme ils pensent être eux-mêmes
les victimes de celles de leurs parents.
Tous ces propos renforcent ce que j’appelle une dramatisation de l’épreuve. Il me semble que, au contraire, raconter l’évidence de cette étape et sa nécessité constructrice va enlever de la pression. On ne peut ni la leur éviter, ni l’atténuer. Il nous faut rappeler que cela va nécessiter toute une vie probablement pour être digéré, ou au moins jusqu’à l’âge adulte. Et j’utilise souvent la provocation et l’humour pour le leur faire ressentir : jusqu’à quel âge se sont-ils disputés eux-mêmes dans leur fratrie, et à partir de quel âge ont-ils ont pu a peu près pacifier la relation fraternelle ? Connaissent-ils des familles sans rivalité ? Il y a donc peu de chances que l’enfant digère l’arrivée du petit frère en quelques jours ou semaines, quelle que soit leur méthode. L’arrivée d’un nouveau bébé est la preuve même qu’ils n’ont pas suffi à leurs parents, qui ont ressenti le besoin d’en avoir un autre. Comment pourrait-il en être autrement sans chagrin ? Bien sûr, ce vécu est transitoire, et même si les disputes vont prendre le relais quand l’enfant va grandir, la phase aiguë des premiers jours va s’atténuer en quelques mois. Et l’intensité des réactions de l’aîné(e) est à la hauteur du lien qu’il a avec eux, et non pas en rapport avec quelque chose qu’ils auraient « raté » dans leur préparation de l’arrivée du bébé.
L’apprentissage de la fratrie est probablement
un de ceux qui nous préparent le plus à vivre
avec les autres adultes plus tard.
Laisser de la place à l’autre n’est jamais facile, mais c’est un apprentissage salutaire et nécessaire, même s’il est douloureux et long. Les fratries sans rivalité où les disputes n’existent pas me paraissent le plus souvent suspectes : soit une réprobation moraliste sur « les vilaines pensées » est très prégnante et ne permettra pas facilement le déploiement d’une vie psychique riche acceptant ses paradoxes et ses contradictions, soit les enfants ressentent le besoin de se souder contre leurs parents. Ni trop de conflits ni pas assez, voilà un équilibre difficile à trouver dans la fratrie. L’apprentissage de la fratrie est probablement un de ceux qui nous préparent le plus à vivre avec les autres adultes plus tard.
Il faut parfois retirer de la pression en montrant aux parents que, finalement, en faire trop ne va pas contenir l’aîné mais l’entraîner, au contraire, dans les enchères et le doute. Il ne sert à rien d’en rajouter, sauf à renforcer l’inquiétude de l’aîné(e). Beaucoup d’adultes regrettent d’avoir été enfant unique, et rares sont les adultes de fratrie qui expriment le regret d’avoir des frères et sœurs. Mais il me semble aussi que la place que prend l’enfant aujourd’hui dans l’attention parentale, très centrale, renforce la violence de ce que ressent l’enfant. Finalement, moins il est le seul intérêt de ses parents avant l’arrivée du petit frère moins, probablement, l’exclusion sera douloureuse. Il aura déjà expérimenté le partage de sa mère si, par exemple, elle a d’autres centres d’intérêt. Et cette mère qui s’intéresse à autre chose que lui participe probablement au développement de sa curiosité, qui est un des moteurs les plus forts de la vie : « Tiens, mais que regarde maman ou papa ? Et si je m’y intéressais, moi aussi ? »
Je suis souvent frappée par la difficulté des mères à faire autre chose que de s’occuper de leur enfant de 2 ans, par exemple, quand elles l’ont avec elle. Il s’ennuie, disent-elles, et me sollicite toujours : « Je ne peux rien faire d’autre. » Bien sûr, à 2 ans, il ne peut pas aller jouer dans sa chambre tout seul, ou très rarement, mais il peut jouer dans la même pièce et s’inventer des histoires. Il faut souvent expliquer combien le retrait progressif de leur attention et/ou contrôle va être essentiel à son développement. Et quand un autre arrive, les parents, par la force des choses, sont obligés de mettre en œuvre leur retrait, au moins partiel, et tant mieux. Mais ce sera probablement difficile pour l’enfant et pour la mère. En ce siècle du bonheur, il nous faut paradoxalement revaloriser la souffrance ou – mieux – l’épreuve. L’épreuve est souvent fantasmée comme un traumatisme. Il n’y a pas terme plus galvaudé que traumatisme, nous transformant en une espèce fragile face à la vie et à ses vicissitudes. « Le pauvre ! » disent-elles souvent en parlant de l’aîné.
Le coallaitement est une situation clinique où il est intéressant d’observer comment peut s’organiser la fratrie. Quand une nouvelle grossesse arrive avec un enfant encore allaité, les parents sollicitent souvent une consultation pour savoir comment sevrer, tant il leur paraît obligatoire de le faire. Ils sont souvent surpris que j’essaie d’abord de faire le point avec eux sur leur désir de continuer l’allaitement ou pas. Est-ce l’arrivée du petit frère qui a initié son désir de sevrage ou sèvre-t-elle sans en avoir envie, car elle ne sait pas comment gérer le partage ? Et nous, en tant que professionnels, rajoutons-nous des remarques comme : « Il est temps d’arrêter cela, sinon ça risque d’être compliqué à la naissance », qui entérinent l’idée que le partage en fonction des priorités et de l’âge est difficile, voire impossible. Souvent nos représentations personnelles viennent nourrir nos représentations professionnelles. La réalité me montre tous les jours que le coallaitement ne pose aucun problème qui ne puisse être géré, à condition que la position maternelle soit sereine. Il peut parfois y avoir besoin d’un accompagnement sur une ou deux consultations, dans une société où le défaut de représentation, et donc de mots, sur cette situation, est fréquent.
Bien sûr, toutes ces considérations peut-être un peu générales ne doivent pas non plus nous faire oublier que chaque couple parental a sa propre histoire, et que les projections de leur place dans leur propre fratrie sont souvent actives dans leurs attitudes et entraînent parfois des préférences, des hyperprotections, des identifications émotionnelles, etc. Mais de toute façon, toute méthode, quelle qu’elle soit, freine l’intuition parentale et l’autoréflexivité nécessaire à leur ajustement progressif aux réactions parfois vives de leur aîné. Et ces méthodes peuvent même servir d’appui à leur projection. Les aider au repérage de leur vécu interne et de ses retentissements sur leurs attitudes me paraît plus important, pour en atténuer peut-être un peu l’impact. Et comme souvent, une des émotions qui activent très fort leur culpabilité est l’ambivalence et l’agacement qu’ils peuvent ressentir vis-à-vis de leur aîné, alors qu’ils ne voudraient être que compréhension. Reconnaître tranquillement tous les ressentis parentaux sans jamais paraître affolé ou jugeant va leur permettre le plus souvent de traverser cette première étape de l’arrivée d’un bébé dans une fratrie pour se préparer aux suivantes.
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