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L'enfant dans le jardin des sens
17 nov. 2022
Temps de lecture : 15 min

« À quel âge l’être humain est-il sensible aux végétaux ?
Il l’est, c’est assez curieux, vers 3 mois, avant qu’il ne puisse voir. »
Françoise Dolto

Le jardin d’éveil et le poney-club « Les petits cavaliers » se situent au cœur d’un dispositif naturel. Il est niché dans la forêt de Réno-Valdieu (site classé) et s’étend sur 7 ha. Des arbres à différents niveaux ornent de petites collines percheronnes. Leur aspect cotonneux amène de la sérénité à ce lieu perçu comme idyllique par les adultes et les enfants. Sur la crête, des pins se distinguent par leur grandeur. Ils semblent garder cet univers préservé. Ici, l’espace est protégé et protecteur.

La forêt entoure l’espace du jardin d’éveil en formant un fer à cheval. Le ciel rejoint la cime des arbres et referme cet espace comme un dôme. Tout est tenu et contenu. L’enfant peut s’exprimer sans crainte dans ce lieu. Le sous-sol contient des sources d’eau renvoyant des ondes calmantes à cet univers qui retient enfants et adultes.

J’aime ce lieu, il est beau, magique et suscite un bien-être souvent verbalisé par les adultes : « Nous sommes bien ici. » Il semble nous préserver, garder secrètement nos moindres gestes et paroles. C’est peut-être pour cela que l’enfant l’explore, en pensant que tout est gardé ici et que rien ne sort. Il peut ainsi se risquer à exprimer ses émotions.

Le jardin d’éveil est entre autres peuplé d’animaux domestiques : poules, lapins, chèvres naines, pigeons, vache, cheval, beaucoup de poneys Shetland, avec notamment des poulinières et des poulains.

La relation à l’animal permet très tôt à l’enfant de se rendre compte que le monde externe existe et qu’il est partageable. L’enfant découvre cet espace et la place qu’il y occupe. Il l’appréhende, d’abord, par le manège contenant la sellerie, le lieu d’évolution des poneys « au travail », mais aussi des lapins, des oiseaux, des tables pour jouer, dessiner, et des fauteuils pour les parents qui observent leurs enfants à poney. Cet espace est ensuite étendu aux extérieurs, à portée de vue, puis aux sites où l’on va se promener et qui sont, dans un premier temps, hors de vue : le jardin aux fruits, le chemin des insectes, le pigeonnier, le chemin « serpentine » qui emmène sur « le panoramique ». Puis le village, la forêt… De plus en plus loin…

 

La découverte de l’espace par le tout-petit : de plus en plus loin, à dos de poney !

« Le nouveau-né possède un équipement neurophysiologique qui, dès sa vie fœtale, lui permet d’établir un réseau de communication avec son milieu ambiant. C’est ainsi qu’il émerge comme un être à orientation sociale immédiate, prêt à agir et à interagir aux informations fournies par l’environnement » (Alvarez et Golse, 2013, p. 19).

Pour construire le jardin d’éveil, je me suis appuyée sur l’espace naturel : le bas en forme de cuvette où tout est contenu (le bâtiment d’accueil, le manège, le jardin aux fruits, le chemin des insectes, le pigeonnier), et le haut ouvert sur l’espace lui-même entouré de la forêt, nous devons emprunter la « serpentine », un chemin sinueux, pour nous y rendre.

Tochka, 2 ans et demi, vous invite à visiter le jardin sur son poney Polly. D’après mes observations, le très jeune enfant n’a qu’une perception morcelée de l’espace. Tochka, sur le dos de Polly, en hauteur, élargit son champ visuel. Elle vit cette découverte avec des repères qui sont ceux de son corps en lien avec l’extérieur. Elle se connecte ensuite à des signaux de proximité avec les différentes scènes du jardin, puis de continuité en reliant chaque espace, et de succession en allant d’un point à un autre.

Ce jardin offre en outre la rencontre avec l’imaginaire et la possibilité de s’éloigner de la réalité… Partir très loin… L’exploration est liée à la coordination des mouvements. Sur son poney, Tochka est libérée du déplacement. Elle peut se fixer sur l’observation.

 

Le jardin aux fruits

Polly s’est arrêté, impossible de résister à la belle herbe verte du jardin aux fruits. Tochka en profite pour descendre de son poney. Les rangs des arbres sont disposés en rayons de soleil. Située à la pointe des fruitiers, d’un seul coup d’œil, Tochka voit plein de fruits devant elle, à sa droite puis à sa gauche, de jolies taches rouges, roses et noires sur du feuillage tout vert.

Il est important de penser l’environnement lorsqu’on met en place une pédagogie ou une thérapie.

Elle se dirige d’abord vers les groseilliers, fascinée par les grappes de petites boules rouges étincelantes. Tochka regarde, puis ose attraper une grappe. Elle goûte, c’est un peu acide mais elle aime bien. Puis, son regard s’oriente vers les framboises. Elle se précipite sur ces fruits-bonbons. Elle les engouffre un à un dans sa bouche et, en même temps, elle découvre les fraises. Elle remplit alors goulûment sa bouche comme avec les framboises, et ses lèvres se colorent de rouge. Les cassis, trop foncés, trop acides, sont délaissés.

Tochka se dirige ensuite vers Polly qui a bien apprécié cette pause « fruits ». Elle s’aventure, alors, sur le chemin aux insectes, observe rapidement les troncs et l’hôtel à insectes. Les mouches sont toutes petites. Elles ont la terrible réputation de piquer comme tous les insectes volants. Elles nous tournent autour et semblent vouloir nous attaquer. L’observation est fugitive, nous passons.

Tochka s’arrête sous l’arbre aux bourdons. Nous écoutons, nous cherchons d’où vient ce bruit. Nous regardons en haut à la recherche des auteurs de ces étranges sons. Tochka écoute, elle est subjuguée par cette étrange mélodie. Ils sont bien occupés à butiner, les bourdons. J’entame un bourdonnement du fond de ma gorge, bouche fermée. Tochka m’observe. Je prends sa main et la pose sur ma gorge, puis la guide vers la sienne. Elle m’accompagne. Produire un son bouche fermée est plus facile pour un jeune enfant. Les repères visuels et auditifs sont importants et nécessaires pour que le jeune enfant puisse reproduire. Nous nous sommes mis, un peu, dans la peau des bourdons pour imiter leur son.

Au bout du chemin, Tocka s’arrête entre les deux buddleias [1] où les papillons s’exhibent dans un étrange ballet. Elles sont jolies, toutes ces ailes colorées. L’enfant tend la main mais aucun papillon ne se pose sur ce perchoir humain.

Plus loin, elle s’approche du pigeonnier où les habitants nous appellent avec leurs « croucrous ». Nous essayons de les imiter mais ce son est difficile. Super Polly se met à souffler et à hennir. Nous soufflons mais, cette fois-ci, en faisant vibrer nos lèvres. Tochka s’amuse bien. Les poneys « apprennent » bien aux enfants à souffler en ouvrant bouche. C’est abstrait, l’air, on le sent mais on ne le voit pas. Apprendre à souffler est une étape cruciale pour apprendre à parler.

L’enfant peut s’exercer aux sons émis dans le jardin d’éveil. Nous prenons des temps de silence. Nous ne disons plus rien et là, nous entendons de nombreux bruits. Ensemble et avec les animaux, nous soufflons, nous caquetons, nous bêlons, nous meuglons, nous roucoulons… Autant de sons qui aideront l’enfant à parler. Je préserve, toujours, la spontanéité.

La « serpentine » et le terrain aux bosses

Nous arrivons alors au pied de la « serpentine », un petit chemin avec deux grands virages, à droite puis à gauche. Avant d’entamer l’ascension, Tochka observe le petit poulain et sa maman dans la stabulation. Tout petit, il mange du foin. Comme elle, il découvre, explore, joue. Nous levons alors les yeux. En haut, un cheval nous observe. Il est grand, il est haut, c’est impressionnant. Nous sommes si petites en bas ! Nous arpentons la « serpentine » pour saluer le cheval. L’enfant perçoit bien, en montant, l’espace avec les virages. Nous arrivons en haut. Quelle aventure !

Tout en haut : le « panoramique »

Un autre spectacle : l’espace à 360°. Tochka tourne la tête dans tous les sens. À gauche, les poneys dans un des herbages, à droite, la vache. En face, le chemin en ligne droite qui conduit aux prairies, le poulailler et les maisons des chèvres qui n’hésitent pas à nous rejoindre et à nous accompagner lorsqu’elles sont en liberté. Tochka repère visuellement, dans son ensemble, ce lieu et ses activités.

L’espace est clos par son dôme terre-ciel. Il est structuré par la nature et la vie des animaux.

Les plantes se dressent ici et là et décorent ce lieu. Elles sont belles. Elles ont des formes diversifiées avec beaucoup de couleurs. Ensemble, nous apprenons à souffler sur le pissenlit. Nous soufflons très fort pour envoyer les graines vers papa et maman. Nous sentons une fleur et envoyons le parfum vers quelqu’un. Tochka cueille et offre des fleurs à sa mamie. Des gestes porteurs d’affection et maintes fois répétés.

La nature et les animaux font partie de notre archaïsme, et l’enfant en est proche.

Le poulailler

Il est bien clos à cause des prédateurs. En automne et en hiver, à la tombée de la nuit, nous pouvons observer les poules rejoindre leurs trois petites maisons pour dormir. Ce moment où tout s’efface angoisse souvent le jeune enfant, notamment lorsque la lumière du jour s’éteint tôt pour laisser place au crépuscule.

À force d’observation, de régularité dans les rythmes, l’enfant va se rendre compte qu’à l’approche de la nuit, les animaux se couchent et sont présents chaque jour. Les animaux s’adaptent aux rythmes des saisons. L’hiver, ils se couchent de bonne heure et se lèvent tôt l’été. La nature vit au rythme des jours, des saisons, et ensemble, nous les découvrons. « Elles se couchent tôt, les poules. Elles sont fatiguées. Toute la journée, elles grattent avec leurs pattes, picorent et caquettent avec leur bec. » Mais elles pondent également des œufs… Tochka déniche les poules. Il y a des nids dans les trois maisons. Elle trouve un œuf tout lisse et froid. Sa petite main a du mal à contenir ce gros trésor. Elle me le donne puis retourne dans une autre petite maison. À sa vue, une poule, surprise, sort du nid en chantant. Tochka a peur, elle va se blottir dans les bras de sa mamie. Après un câlin, elle se dirige vers le nid, saisit l’œuf qu’elle laisse tomber. Il est chaud, il vient d’être pondu. Tochka pleure devant son trésor cassé. « Ce n’est pas grave, Tochka, nous allons donner à manger aux poules. » Elle plonge sa main dans la boîte de blé et laisse filer les petites graines entre ses doigts ; elle est surprise de toucher de si petites choses après les gros œufs. Les coqs nous surprennent avec leur cocorico. Que de bruit dans la basse-cour…

Le lotissement des chèvres

Les cinq chèvres naines ne se quittent jamais, elles sont toujours « solidaires ». La journée, elles se promènent librement dans le jardin d’éveil. Elles apprécient ce moment de liberté et sortent en sautant. Parfois, elles nous accompagnent sur le chemin de nos promenades. Le soir elles rentrent, elles aussi, pour dormir. Elles sont curieuses, sans gêne, elles cherchent à « chiper » le goûter des enfants. Elles sont aussi très câlines et réclament des caresses aux enfants.

Les promenades

Nous sortons du jardin d’éveil pour la grande promenade. Les chèvres sont derrière nous. Nous prenons le chemin à gauche. Tout le long, les arbres forment « un tunnel », remarquent les enfants. Quelques rayons de soleil réussissent à s’infiltrer. Magnifique, ce jeu d’ombres et de lumière. Ce tableau, si joli pour les adultes, inquiète le petit cavalier qui peut voir dans les ombres des fantômes, des monstres. Nous en parlons. C’est le soleil qui veut nous éclairer et nous réchauffer. À ce moment-là, les petites chèvres sont passées dans le pré. Nous les voyons courir toutes joyeuses. Tochka oublie sa peur de la pénombre pour admirer le ballet des petites chèvres qui s’arrêtent pour jouer entre elles. Elles se cabrent, cabriolent. C’est charmant. Un peu plus loin, la vache est couchée, elle rumine ; que mange-t-elle ?

Le petit chemin descend. Tochka a peur de perdre l’équilibre, peur de tomber, peur de sombrer. Polly la rassure, immédiatement, en étant très doux. J’apprends à Tochka à se pencher légèrement en arrière pour régler ses problèmes d’équilibre.

Puis le chemin remonte, plus abrupt. J’oriente le corps de Tochka légèrement en avant. Les montées ne sont pas inquiétantes, l’enfant n’est pas face au vide mais face à la pente. Nous arrivons tout là-haut. Nous voyons loin, très loin. Devant nous, se dressent le bâtiment du jardin d’éveil et le poney-club. Nous apercevons quelques habitants de ces lieux, la vache qui paraît toute petite et le cheval devenu de la taille d’un poney. Plus les animaux sont loin, plus ils sont petits : étrange phénomène pour un tout-petit. Tochka ne semble pas comprendre. Elle ne s’intéresse pas à cette situation.

De là-haut, nous faisons demi-tour. Nous revenons sur nos pas. La montée devient descente et la descente devient montée… Dans cette promenade tridimensionnelle, il y a un aller et un retour, un autre sens. Pour le très jeune enfant qui ne raisonne pas encore, c’est comme un autre chemin… Les choses se font et se défont, s’inversent. À mi-parcours, nous entrons dans le petit bois directionnel. Nous zigzaguons tantôt à droite, tantôt à gauche. Franchir les petites bosses de terre fait rire Tochka.

Pour regagner le jardin d’éveil, nous empruntons le chemin en ligne droite, bien étudié pour aider l’enfant à prendre confiance dans l’environnement. Il est bordé de deux herbages. À droite, nous passons à côté de la vache qui, de près, est redevenue énorme. Et à gauche, le cheval. Au bout de ce parcours montant, nous ne voyons plus rien. Au fur et à mesure que Tochka s’engage, elle a peur d’arriver au sommet : peur de s’effondrer ? Polly est là pour la rassurer. Nous arrivons à nouveau au « panoramique ». Nous pouvons partir et revenir.

La promenade dans le hameau percheron

Cette fois-ci, nous partons dans l’autre sens. Nous empruntons le chemin qui mène au hameau avec ses maisons en vieilles pierres et tuiles. Elles sont joliment fleuries, ces belles maisons.

Ces découvertes par thème aident l’enfant à se repérer. Chaque lieu est découvert avant d’être relié. Le tout-petit peut s’épanouir en reliant son monde mental et physique au milieu naturel, à une organisation sociale (animal et humain) qu’il peut comprendre.

 

La fonction du portage par le poney

« Il semblerait possible d’établir un parallèle entre ces trois phénomènes de l’évolution du moi, et trois aspects des soins donnés au nourrisson et à l’enfant :

     – l’intégration correspond à la façon de porter, de maintenir (holding) ;

     – la personnalisation correspond à la façon de soigner (handing) ;

     – la relation d’objet correspond à la présentation des objets » (Winnicott, 2002, p. 14).

Le bercement du pas du poney est rassurant, c’est pour cette raison que j’ai créé aussi un poney-club au sein de ce jardin d’éveil. La première inquiétude de l’enfant, c’est la séparation d’avec sa mère, sa famille, la discontinuité qui intervient lorsqu’ils s’éloignent. À poney, c’est l’enfant qui joue « le coup » de la séparation, c’est lui qui les lâche. Le petit cavalier réussit, en quelque sorte, à porter remède à ce qui est l’inquiétude du bébé. Ainsi, soutenu par son poney, bien porté (holding), il peut partir et revenir. L’enfant apprend ainsi à se détacher de l’autre pour se construire en tant que personne différente.

En portant, le poney remet en mémoire ce que l’enfant a ressenti. Au jardin d’éveil, il propose un contact rassurant.

Le poney peut aussi être à la fois objet et phénomène transitionnels (Winnicott, 2001). Il éveille une conscience sensorielle et rythmique, il rassure par son mouvement, son odeur, comme un bébé est apaisé par les battements du cœur de sa maman. Le tonus, l’équilibration équestre, amènent l’enfant à se « verticaliser », à prendre confiance en lui. Il découvre le monde à hauteur. Pendant les trois premières années de sa vie, le ressenti de l’enfant connaît des métamorphoses. Du besoin d’être porté, bercé, il passe très vite à l’exploration sensorielle.

Le jeune enfant a du mal à se déplacer. Il rampe d’abord, puis se met à quatre pattes comme son poney sur ses quatre jambes. Le début de la marche est bien compliqué. L’enfant se déplace latéralement en cherchant un appui, ce qui entrave ses découvertes. À dos de poney, il est libéré et peut explorer, s’arrêter, descendre de sa monture, expérimenter et créer.

Avant de connaître le portage poney, vers 1 an, l’enfant peut éprouver quelques sensations en « équi-haptonomie [2] ». Catherine Dolto, médecin haptothérapeute (Velman, 2001), m’a beaucoup appris en retenant ma méthode des bébés cavaliers (Pelletier-Milet, 2004). Elle est venue observer deux séances de « baby poney » dans mon poney-club. Les plus jeunes cavaliers avaient 18 mois. Sur son conseil, nous avons invité deux bébés de 3 et 4 mois à monter, bien maintenus au niveau de la base, du bassin, par un adulte. L’enfant est posé, tenu sur la petite selle western qui rétroverse légèrement le bassin. Le résultat était étonnant. Nous avons constaté en effet que du bassin, la base, se déroulent la colonne vertébrale puis la tête, et le regard, qui devient très expressif et soutenu. La présence et la façon de se tenir à cheval sont un dialogue de deux êtres vivants, par le biais du bassin, de la colonne vertébrale, de la tête, du regard et de l’ajustement entre le porteur (le poney) et le porté (le cavalier). De ces observations, nous avons créé ensemble « l’équi-haptonomie ».

Le poney aide progressivement à organiser les turbulences sensitives et émotionnelles. L’enfant est emmené par le pas de l’animal. Un enfant posé sur un équidé immobile a souvent peur. Le mouvement et le rythme régulier du pas du poney rassurent le tout-petit, qui se repose sur cela et avec lui son monde intérieur, libéré du chaos interne. Dans le jardin d’éveil, il va s’ancrer au monde grâce à ce portage. Il va se sentir plus à l’aise parce qu’il est en hauteur et qu’il n’aura pas à gérer ses déplacements, si difficiles à cet âge.

 

Sur son poney, le tout-petit peut chasser toutes sortes de monstres

« L’enfant, nous assure-t-on, a peur de tant de choses, des animaux (ah ! le méchant loup), des humains aussi (oh ! l’ogre terrible, le père Fouettard, la vilaine sorcière…), de certaines heures (le soir qui tombe, la nuit), de certains lieux (trop petits ou trop grands, trop animés ou trop calmes, dépeuplés ou de foule), de certains bruits… Il aurait peur de perdre, de se séparer, voire de grandir » (Ben Soussan, 2001, p. 37). Cette citation de Patrick Ben Soussan résume admirablement certaines peurs du jardin d’éveil.

La nature et les animaux émerveillent les enfants, cependant, ils peuvent aussi les inquiéter. Ils ont le pouvoir de faire sortir les émotions. Elles ne doivent pas les envahir mais sont nécessaires à leur équilibre. La peur est naturelle et constructive. Elle est indispensable et nous a permis de survivre. En grandissant, aux alentours de 2 ans, les tout-petits peuvent projeter leurs craintes sur l’animal, ils vont ainsi les justifier. Dans ce jardin si familier, ils vont pouvoir transposer ces peurs, et nous pourrons, les parents et moi-même, leur donner une forme acceptable. Les tout-petits, rassurés, pourront poursuivre l’exploration.

La disponibilité d’un jeune être est en mouvement. Il peut passer d’un état d’âme à un autre sans que l’on sache pourquoi. Les moments de joie, de tristesse, de peur apparaissent puis s’effacent aussi vite. Face à la peur, le bébé agit souvent par réflexes : il s’accroche (grasping), il crie, il affiche une expression de surprise, d’inquiétude… Il a peur des déséquilibres, de la perte des appuis, de s’effondrer, de la nouveauté, des bruits. Auparavant les réactions étaient instinctives, elles passaient rapidement. Au fil de l’évolution de l’enfant, les peurs revêtent plusieurs formes, et au-delà de ses 2 ans, son éventail de peurs va croître. Ainsi, le bruit que l’enfant a entendu maintes fois sans qu’il l’inquiète devient tout à coup terrifiant. Nous écoutons alors ensemble : d’où vient-il ? La peur passe, une autre apparaît : le vol de l’oiseau noir, le corbeau ou la buse qui nous a tant de fois accompagnés dans nos promenades. Le vol de « Liberté », la colombe blanche, présente souvent dans le manège, inquiète soudainement. Je le rassure : « Je comprends que tu aies peur de l’oiseau mais regarde, il va dans son arbre, il vole dans le ciel. Il est beau et c’est lui qui a peur de nous. Alors, faisons doucement pour ne pas l’affoler. C’est tellement beau lorsqu’il vole près de nous. Liberté est très belle dans sa robe blanche. Je pense qu’elle nous protège dans le manège. » L’enfant peut également s’accrocher à un détail, par exemple, le bec de la poule. Il le regarde et dit : « Pique. » « C’est sa bouche. Elle en a besoin pour manger. » Puis, je prends une poignée de grains et la poule picore avec son bec. « Non, le bec de la poule ne sert pas à piquer les enfants. Elles sont gentilles, mes poules, elles se laissent même caresser. »

« Tu fuis maintenant la petite chèvre qui venait te lécher les doigts pour avoir une friandise. Tu as peur qu’elle ne mange ta main. Le coq chante trop fort aussi. Le petit contrebas du chemin devient pour toi un précipice. Tu ne veux plus aller en forêt à cause des loups partis depuis très longtemps car ils ont peur des poneys, et encore plus de leurs petits cavaliers. La vache devient : « énorme » – comme tu connais bien ce mot alors que tu as à peine 3 ans ! »

J’observe beaucoup d’enfants de cet âge projeter leurs peurs sur les animaux du jardin qui deviennent subitement des sujets d’angoisses. Mon jardin d’éveil et ses animaux semblent surtout avoir le pouvoir d’exorciser les peurs puis d’apaiser les tout-petits. Rassurante, je suis la médiatrice entre l’enfant et le jardin. J’emploie maintes fois ma formule magique : « Tu as le droit d’avoir peur. Nous allons te rassurer. Tu grandis. »

La nature fait surgir des figures terribles. L’obscurité fait partie des peurs enfantines souvent complexes : la tombée de la nuit en automne et en hiver, les sous-bois sombres, nos ombres, le soleil trop violent. La peur de partir, de perdre ce lieu où l’on est si bien. Je me souviens de ce jeune enfant qui me dit, face au hameau vidé de ses habitants en hiver : « Ils sont morts. » Mort, absence, sa pensée n’est pas encore en mesure de faire la différence. Les gestes, les cris, les postures et autres mimiques sont de véritables indices qu’il faut prendre en compte immédiatement avant que l’enfant ne soit effrayé et envahi. J’essaie de repérer les dangers potentiels et d’être là, à tout moment, pour aider l’enfant à gérer ses émotions qui mobilisent le corps et le psychisme.

La beauté du jardin nous redonne du souffle. Les pigeons roucoulent, ils sont heureux. Les petits lapins sont vraiment très doux. Nous voyons de petits chevreuils s’enfuir au loin, ils ont vraiment peur de nous. L’espace reprend sa place. Le jardin aux fruits rayonne, avec ses fruits si bons, si colorés. Ce site peut aider l’enfant à s’autoriser la mise en présence des pulsions incontrôlées. En prenant confiance dans l’espace, il les met en ordre progressivement (peur de la séparation, du bruit, du vide…). Nous, les grands, nous oublions qu’à certains moments de notre vie, enfant, nous avons été cernés par la peur. Elle circonscrit d’abord l’espace. Elle surgit lorsque l’espace est hors de notre portée. Je le remarque souvent lorsque les parents se situent tout près mais hors de la limite du champ visuel de l’enfant. Il va ainsi percevoir progressivement, découvrir et tenter de se situer par rapport à l’environnement. Le sens que l’enfant attribue aux situations et aux choses qui l’entourent lui permet de se situer face à elles et de les situer face à lui, de faire la part des choses de ce qui est de soi et de ce qui est de l’autre.

Dès ses 2 ans, l’enfant va pouvoir mettre des mots, partager verbalement ses craintes, puis lui-même imaginer, créer des scènes où il sera le héros. Vers 2 ans et demi, 3 ans, l’imaginaire va l’aider à être grand et fort. Sur son poney, il devient chevalier. Il terrasse loups, monstres et dragons. Avec les animaux, il est le sauveur et le nourrisseur. En chevauchant, il monte et descend la « serpentine, » véritables précipices. Il arpente aisément le chemin en ligne droite vers le sommet. Et d’un seul coup, il a une autre perception de l’espace, de l’autre côté, ce n’est plus le vide. Non, au bout, commence la « serpentine » qui descend : le précipice ne fait pas peur.

L’enfant surmonte ses faiblesses, il réussit dans ce lieu. Il a la force de continuer sans s’anéantir. Puis, la peur fait surgir l’idée qu’il y a des limites à ne pas franchir, des contraintes auxquelles nous sommes tenus. C’est alors important de parler de cette peur mais aussi de la réalité, de ces limites qui rassurent. La peur est nécessaire, elle met des limites. Elle aide à grandir.

 

Conclusion

La nature est très ordonnée. Elle possède des règles nécessaires à son équilibre, autant de repères fiables qui vont aider l’enfant à se construire. Dans ce lieu, il peut naviguer entre imaginaire et réalité. Le jardin d’éveil offre beaucoup d’outils qu’il utilisera au moment voulu. En évoluant, il pourra prendre sereinement ce dont il a besoin, trier, moduler en fonction de ce qu’il peut recevoir. Il expérimente tel un chercheur. Il émerge, prêt à agir et à interagir aux informations du milieu qui l’entoure. Il se sert de ses sens dans un système d’aller-retour entre lui et son milieu. Pour les tout-petits, les premières tentatives instinctives sont en étroite relation avec l’exploration du milieu. Ils le font avec leur peau, leur regard et leur odorat. Les échanges tactiles sont très importants dans la découverte et la communication. La vision est une des principales sources de stimuli dans l’exploration du jardin d’éveil. L’audition est sans cesse sollicitée avec les voix, les cris d’animaux, les éléments naturels, la pluie, le vent… L’enfant découvre la provenance et l’appartenance du bruit. L’odorat identifie le milieu. Les odeurs sont abondantes, des animaux aux plantes. Le goût est aussi éveillé par les fruits du jardin et les goûters pris en famille sur ce lieu. Pour le tout-petit, c’est l’affectif, le ressenti, l’émotionnel qui dominent. Lorsque la marche et le langage se mettent en place, l’enfant va pouvoir découvrir de plus en plus le jardin d’éveil. Il va pouvoir nommer plantes et animaux qu’il rencontre. Il partage ses émotions avec ce qu’il ressent, de ce qu’il a vu, toucher, entendu, goûter.

« Des compétences-socles tout à fait fonctionnelles, des interactions accordées et un attachement de type “sécure” peuvent s’installer et se développer de façon optimale entre un enfant et un animal » (Montagner, 2002, p. 350). La communication entre le tout-petit et l’animal a du sens. Elle est naturelle et spontanée dans l’esprit du jeune enfant. Les messages sont simples et compris spontanément. Il se situe, simplement, au sein de l’environnement. Il peut le faire à son rythme. Respecter ce dernier, c’est favoriser l’épanouissement de l’enfant et sa confiance en lui. Cette communication est notre langage universel au jardin d’éveil.

 

Notes

  • [1]

    Cet arbre est communément appelé « arbre aux papillons » en raison de l’attrait qu’il exerce sur ces insectes.

  • [2]

    Terme créé et méthode développée par Catherine Dolto et moi-même sur les bases de l’haptonomie.

 

Photo de Anastasia Shuraeva: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/jeune-fille-arbres-animal-herbe-7671089/

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