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13 oct. 2022
Temps de lecture : 5 min

« Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots.
Nous taillons le langage jusqu’à l’os. (…) Ne voyez-vous pas que le véritable but de la novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. (…)
La révolution sera complète quand le langage sera parfait. »
George Orwell, 1984

Les thèses, et les prescriptions concomitantes, soutenues par l’éducation positive – qui ne datent pas d’aujourd’hui, souvenons-nous seulement de la fameuse méthode Couet –, auront eu le mérite de recentrer l’attention de la collectivité sur les besoins fondamentaux des enfants après avoir cédé aux sirènes d’une aide à la parentalité mal interprétée. Le rapport de la commission ministérielle conduite par la pédiatre Marie-Paule Martin-Blachais, l’adoption de la loi contre les violences éducatives ordinaires et la nomination d’un secrétaire d’État à l’enfance, participent de ce mouvement général d’attention accordée à la fragilité des petits sujets que sont les enfants, et à la prévenance qu’ils méritent. C’est dire que le combat pour « la cause des enfants », cinquante ans après Françoise Dolto, n’est toujours pas gagné ! C’est dire également la responsabilité donc le pouvoir qui pèse sur les adultes, qui viennent l’un comme l’autre confirmer l’immaturité de structure donc la vulnérabilité singulière des enfants.

Le débat est donc ouvert et notre contribution, engagée certes mais s’appuyant sur quelques trente années de pratique clinique et d’élaboration théorique sur ce qui ne s’appelait pas encore, dans les années 1980, l’aide à la parentalité, prend acte de l’ampleur de cette mobilisation en faveur de la « pensée positive », et vient interroger les abus de l’idéologie qui la sous-tend et, ce faisant, mettre en lumière les effets secondaires possiblement négatifs, voire contre-productifs, d’un mouvement particulièrement actuel.

Allô, c’est Parentel ?

– Allô, je suis bien à Parentel ?

– Oui !

– C’est bien pour donner des conseils aux parents qui ont du mal avec leur enfant ?

– Oui.

– Eh ben moi, mon Killian, j’en peux plus !

– Ah bon ! Comment ça ?

– Ben, c’est pas possible. Il obéit pas ! Alors j’en ai parlé à la maîtresse, j’ai bien vu qu’elle avait du mal, elle aussi. Alors elle m’a dit que maintenant on savait, vous savez, avec le cerveau, ben maintenant, on sait. Les enfants, ils ont des besoins, et il faut leur dire oui, parce que non c’est négatif, et c’est encore mieux si on se met à genoux à leurs pieds, comme ça c’est égal, enfin on est à égalité, et c’est bien comme ça.

– Vous avez donc appris beaucoup de choses importantes sur l’éducation des enfants ?

– Oui, c’est ça, j’ai acheté des livres, y a même une vidéo sur Internet rapport aux dangers des écrans, et puis y a eu une réunion pour les parents qui ont des difficultés avec leur enfant. Au début je voulais pas y aller, c’est Killian qui a des difficultés pas moi, mais Mme F., dans la vidéo, elle dit qu’il faut y aller aux réunions d’éducation positive parce que c’est positif.

– Hum…

– Eh ben, c’est là que j’ai appris des choses. Y avait un psy, enfin pas comme vous, lui il parlait et on l’écoutait. Il parlait bien. Il disait qu’il faut se mettre à la même hauteur que l’enfant pour qu’il comprenne bien. Comme ça, c’est égal. Si on le respecte, il nous respecte.

– Hmm…

– Ben moi, mon Killian, il me respecte pas, alors moi non plus, hein, parce que c’est pas égal s’il me respecte pas !

– Ça reste difficile ?

– Ben oui, pourtant il me disait bien comment faire ! Alors je lui ai dit les bonnes phrases et tout. Mais il m’énerve à pas me respecter, à pas m’écouter. Pourtant, je fais bien comme il faut ! Moi, j’écoute ce qu’on me dit ! Pas lui ! Il m’écoute pas !

– Hum... Il vous écoute pas…

– C’est pas comme vous, les psys, vous donnez jamais de conseil alors on sait pas comment faire... Bref, j’ai demandé à la maîtresse si elle pouvait me dire. C’est elle qui m’a dit que ça allait m’aider pour savoir comment faire l’éducation positive. Au début j’ai trouvé ça bien, et puis ça s’appelle « rendre son enfant heureux et éduquer dans la joie » ! Vous connaissez ? Vous devriez regarder, comme ça vous pourriez donner des conseils aux parents !

– …

– Bref. Il m’énerve toujours de pas m’écouter alors j’ai dit à la maîtresse. Elle m’a dit que peut-être qu’avec moi ça marchait pas et qu’il fallait essayer autre chose, d’aller à Parentel. Vous vous rendez compte, avec moi ça marche pas, qu’elle a dit ! Moi, je crois plutôt que c’est avec lui que ça marche pas, alors ça m’a mis encore plus en colère contre lui ! Ben oui, à cause de lui, la méthode de Mme F., elle marche pas !

– Ça ne marche pas ! Qu’est-ce qui n’a pas marché ?

– Toute façon, je le savais, il est bien comme son père !

– Comme son père ?

– Ben oui ! Avec lui non plus ça n’a pas marché ! Ça a tellement pas marché que j’ l’ai quitté. De toute façon il me respectait pas, il m’écoutait pas... Ben lui non plus, il m’écoute pas ! Mais vous, vous m’écoutez ! Ça serait pas pour me faire parler et tout ça ? Ah vous, les psys !

– Hum...

– Mais moi, ce que je veux, c’est des conseils, vous comprenez, des clefs comme elle dit Mme F. Elle, elle sait conseiller les parents. Enfin, ça marche pas avec tous les enfants ! Peut-être à cause de son cerveau ? Bon, qu’est-ce que vous me conseillez pour qu’il m’écoute ? C’est pas comme son père, je peux pas le quitter !

– Non, Killian, vous ne pouvez pas le quitter, mais son père…

– Ben oui, son père, c’était pas facile tous les jours… Je me rends bien compte que ça me reste sur le cœur. Alors quand Killian m’énerve, je me souviens que…

Mythe ou concept ?

Les promoteurs d’une éducation qui ne serait que positive, avec la bonne raison de lutter contre les violences ordinaires trop souvent méconnues que l’on fait subir aux enfants au prétexte de faire passer le dressage pour l’éducation, sont des militants donc des croyants, c’est-à-dire des idéologues qui, comme dans toute idéologie, font passer les mots qu’ils utilisent pour une réalité qu’ils veulent immanente. La manipulation porte non pas sur le réel mais sur le discours qui, lui, construit, façonne, formate la réalité. Et les discours pseudoscientifiques culpabilisent [1] implicitement ceux qui ne s’y soumettent pas : si le réel existe, alors ne pas en tenir compte est mal. Le discours est en fait moraliste et simpliste : il énonce le bien et le mal en matière d’éducation. L’argumentation scientiste auquel s’adosse le discours a pour fonction de le rendre indiscutable : « Les études ont montré que... »

L’idéologie de l’éducation positive se construit par contre-dépendance au discours le plus décrié actuellement : celui de la psychanalyse. Prétendant offrir une nouvelle et salutaire perspective aux parents en quête de savoir, il n’est qu’une « novlangue » mise au goût du jour mais qui respecte, sans le savoir sans doute, les règles élaborées en son temps par George Orwell [2], à savoir le formatage des esprits par la réduction des possibilités de penser, soit encore la réduction du vocabulaire utilisable pour penser... Parce que la dictature s’épanouit sur le terreau de l’ignorance, George Orwell dans 1984 imagine un système politique où l’arme de l’asservissement réside dans l’appauvrissement volontaire du langage. L’indigence de la langue fait le lit des dictatures silencieuses. Le non-dit ne se conjugue pas au temps du refoulement volontaire ou contraint mais de l’empêchement à penser et à dire, par faute de mots et indigence du vocabulaire. Parce que l’aspiration à la liberté et à l’égalité des individus – grande victoire de la démocratie sur le totalitarisme – ne peut plus être contenue par la violence d’État, on s’est tournés vers la « fabrique du consentement » que les nouvelles technologies sont venues soutenir. Telle est la thèse d’Orwell que l’actualité vient confirmer. Dans un article paru en 2007 dans Le Monde, « Le lavage de cerveau en liberté », le philosophe Noam Chomsky reprenait la thèse d’Orwell pour affirmer que le contrôle des idées, des pensées et des esprits était le nouvel enjeu des états démocratiques. Et la langue meurt, en même temps que le récit d’une identité toujours narrative ne peut plus s’écrire à la première personne du sujet ! Privé d’éloquence, c’est le sujet qui meurt. Rapportée à la question de la famille, nous voyons la novlangue de la modernité envahir le champ des relations parents/enfants sous le masque discursif de la parentalité dite positive ou d’éducation dite bienveillante, toutes deux mâtinées de référence pseudo-scientifique aux neurosciences. Incontestable ! Car qui pourrait prétendre opter pour une parentalité négative et une éducation malveillante ? Le pouvoir de l’énoncé totalitaire tient à ce qu’il produit un empêchement au désaccord, à l’objection, à la controverse. Il empêche de penser autrement en empêchant de penser.

Sans doute est-ce là ce qui alimente le plus notre détermination à nous opposer à cette idéologie, à laquelle, bien sûr, on ne peut reprocher de vouloir le bien des enfants ! Encore qu’en déniant qu’on puisse leur vouloir du mal, il n’est pas impossible qu’on provoque la résurgence du mal autrement, selon un mécanisme psychique qui nous est familier mais que la sémantique disponible dans le paradigme de l’éducation positive ne permet pas de penser : le retour du refoulé. Car c’est bien cette réduction de la capacité de penser à laquelle procèdent les promoteurs de l’éducation positive, déniant au sujet – le parent comme l’enfant – toute intériorité subtile donc complexe, hormis l’émotion à l’état pur, sa gestion et l’habileté comportementale de l’adulte pour y contribuer, de sorte d’éviter une négativité que seule l’incapacité des parents à appliquer la méthode générerait. Exit les états d’âme, l’ambivalence, le remords et autres sentiments de culpabilité... refoulés, projetés, déniés… ; et ne parlons pas de haine, de vœu de mort, de cryptes et de fantômes, de répétition intergénérationnelle... Bref, tous ressentis rejetés hors du champ de la pensée la singularité et, avec eux, un demi-siècle d’élaborations théorico-cliniques sur les conditions de possibilités de la subjectivation ! Le parent, réduit au rôle qu’il doit jouer, au comportement qu’il doit adopter, à la conduite dictée par « l’autre du savoir », au discours duquel il doit s’assujettir [3], doit être compétent [4] !

La vérité sur l’éducation des enfants serait-elle dans le cerveau ?

Notre engouement actuel pour les neurosciences fait symptôme, et nous renseigne ainsi sur un certain état de notre société. Poser la question du sens renvoie à celle des conditions de possibilité d’une science. Fidèle en cela à l’enseignement de Durkheim, le sociologue Alain Erhenberg rappelle que « ce n’est pas parce qu’une science est vraie qu’elle est crue [5] ». Mais qu’elle soit crue ne garantit pas la véracité d’une science… Disons qu’en passant d’Œdipe (avec la psychanalyse) à Narcisse (avec les neurosciences), nous passons du consentement à la limite qui rend possible l’autre, à la valorisation de la capacité et du potentiel de chacun qui nous émancipe de notre dépendance à l’autre. Cela n’est pas sans effet, ni sur une certaine conception du rapport à l’autre, ni sur l’éducation des enfants dont la dépendance à l’autre, le parent en premier lieu, est la condition inaugurale d’une existence subjective en voie de développement.

Comment comprendre cet engouement ? À la recherche de solutions – de « clés », dit-on désormais – pour réussir l’éducation de leurs enfants, les parents alimentent eux-mêmes un système où le savoir y faire avec un enfant est placé du côté de l’autre, de l’expert, et non plus du côté d’un désir transcendé par la loi. S’il se trouve un expert pour s’y croire – et il n’en manque pas ! –, sa légitimité à occuper la place de celui qui sait s’en voit, de fait, renforcée. Mais la demande parentale, pour qui sait l’entendre, prend valeur de symptôme en ce qu’elle vient témoigner d’un désarroi persistant qu’entretient une pression mise peut-être moins par les institutions que par ceux qui en font commerce pour vendre leurs recettes. Nous nous sommes appliqués à analyser les causes de ce désarroi comme un effet inévitable d’un changement de paradigme dans la configuration des liens familiaux et la définition des places et des rôles parentaux [6].

Disons qu’en cette période de transition, c’est-à-dire de crise, l’incertitude domine qui produit son lot d’angoisses et, conséquemment, de mécanismes de défense individuels et collectifs pour nous en prémunir. Mécanisme de défense du moi, individuel et collectif, au rang duquel nous plaçons le recours très actuel et protéiforme aux cosmologies magico-religieuses de tous ordres que dissimule, en ce qui concerne notre propos, l’argument, incontestable pour les profanes donc rassurant pour les anxieux, de la preuve par le cerveau ! La référence itérative aux neurosciences résonne tel un mantra, comme l’était le poumon au temps de Molière ! Il dispense de raisonner en fait, logeant l’explication de tout dans une cause unique qui, à y regarder d’un peu plus près, ne rappelle en fait rien d’autre que ceci : une âme sans corps, ça n’existe pas !

« Les neurosciences confirment qu’humilier un enfant est nocif pour son cerveau ! » C’est ainsi que s’exprime une célèbre et médiatique neuropédiatre, dans le magazine Sciences et avenir de mai 2019. Nous préférerions entendre cette dame, dont nous ne doutons pas qu’elle veuille le bien de l’humanité, dire qu’humilier un enfant est nocif... pour l’enfant ! Et cela ne le serait pas si l’on ne pouvait en montrer les effets sur l’activité cérébrale de l’enfant en question ? Et comment peut-on envisager d’ailleurs que quelque activité humaine puisse échapper aux prouesses et aux faiblesses de notre cortex, d’une manière ou d’une autre ? La question est, pour qui veut bien se la poser : de quelle manière ? Nous sommes pareillement ravis de savoir que, selon l’expression consacrée dont la fonction sémantique est de ne souffrir aucune contestation : « les études ont montré que… », notre cerveau nous commande de détruire la planète ! En vertu de quoi Sébastien Bohler qui est, nous dit son éditeur, docteur en neurosciences, chroniqueur sur France Inter et journaliste rédacteur en chef de la revue Cerveau et psycho, s’est mis en devoir de trouver la solution : il faut commander son cerveau ! C’est l’ultime recours face à une catastrophe prévisible qui serait due, nous dit-il, à rien de moins qu’« un défaut de conception, un véritable bug, au cœur de cet organe extraordinaire [qu’est le cerveau] : les neurones en charge d’assurer notre survie ne sont jamais rassasiés et réclament toujours plus de nourriture, de sexe et de pouvoir [7] ».

L’anthropomorphisme n’a pas de limites, et voilà que le libre arbitre – commander son cerveau – est convoqué comme l’ultime recours contre l’ennemi de l’intérieur des temps modernes : le triatium : « Peut-on résoudre ce bug et redevenir maîtres de notre destin ? » se demande, anxieux, le lecteur potentiel (que l’on a tout intérêt à angoisser pour que lecteur réel, il devienne !). Oui, à condition « d’analyser en chacun de nous et non plus seulement à l’échelon économique et politique ce mécanisme infernal qui pousse notre cerveau à en demander toujours plus », et de ne pas oublier de « rappeler aux enfants qu’avant, il y avait des insectes sur les pare-brise » ! Morts, d’accord, à cause de la voiture, mais au moins c’était la preuve qu’il y en avait !

Mais « l’analyse en chacun de soi », élevée par notre docteur en neurosciences à la hauteur d’une planche de salut seule apte à contrarier la vilenie du stratium (qui nous oblige à consommer toujours davantage pour un gain de plaisir toujours plus élevé, faisant des humains des anciens pervers polymorphes jamais tout à fait civilisés), ne réinvente-t-elle pas le fil à couper le beurre de la psychanalyse, qui elle-même se faisait l’écho moderne des philosophies anciennes, de Platon à Spinoza en passant par Aristote, qui nous exhortait à dompter notre cheval noir, à ne pas nous laisser aller aux passions tristes et à choisir la voie d’un désir contraint par la limite, pour accéder à la puissance et la joie ?

La violence de la non-violence 

La démarche qualité, l’excellence, l’autonomie des universités, les plans de sauvegarde de l’emploi, les défavorisés, etc. Qui peut être contre ? La langue positive oblige à consentir sans le vouloir à ce que cachent ces expressions : le défavorisé n’est plus un exploité qui permet d’identifier un exploiteur dont il est victime ; le plan de sauvegarde de l’emploi n’est plus un plan de licenciement ; la démarche qualité n’est plus la prolétarisation des salariés ; etc. Les compétences – traçabilité, protocole, bonnes pratiques – font disparaître le métier au profit de l’exécution d’un comportement soumis à l’obéissance à une autorité intériorisée : celle du surmoi. C’est le début de l’asservissement au nom de la qualité et de l’excellence. Chacun est responsable de soi.

Dans la même veine, les conseils en parentalité positive des promoteurs de l’éducation non violente risquent d’alimenter un courant très actuel d’hyperresponsabilisation des seuls parents, dont la tendance est déjà au surinvestissement de leur rôle. Dès lors que surgit la dimension de la « performance » et des « bonnes pratiques » qui, sans dire leur nom, investissent le champ de l’éducation après avoir pénétré celui des institutions médico-sociales et médicales [8], nous ne sommes pas surpris que les maux concomitants apparaissent simultanément : le burn-out parental et l’hyper-anxiété des enfants en sur-rendement. Pour autant, la nocivité de l’excès de stimulation repérée de longue date ne suffit pas, d’autant qu’elle s’appuie sur des arguments identiques à ceux dénoncés, à savoir la perméabilité cérébrale de l’enfant. De sorte que l’éducation positive et la lutte contre les violences éducatives ordinaires ne sont que les deux faces interdépendantes d’une même pièce.

Nous nous permettons d’attirer l’attention sur une forme de violence invisible que la promotion de l’éducation positive génère. Qualifions-la de « généalogique » en ce sens qu’elle tend à bafouer l’asymétrie nécessaire dans le rapport parent/enfant, en faisant de l’enfant un « partenaire » (pour ne pas dire un « collaborateur » ou un « associé » de l’éducation dont il est l’objet). L’idéal égalitariste imprègne le discours donc les faits qui objectent aux rapports de pouvoir et d’autorité pour y substituer un rapport de coopération. Pourquoi pas lorsqu’il s’agit d’adultes ! Nous n’avons plus des chefs mais des associés, plus des subalternes mais des collaborateurs… Mais qu’est-ce qu’un enfant « partenaire », sinon un enfant considéré prématurément comme un adulte ? Nous avons identifié de longue date [9] que la marque de l’inceste imprégnait dangereusement ces néo-modes relationnels adulte-enfant en ce que, faisant appel prématurément à la responsabilité de soi-même dans la gestion de ses émotions, ils dénient à l’enfant ce qui précisément le caractérise : son immaturité et sa dépendance à l’autre. Le méconnaître revient à faire violence non tant à son cerveau qu’à une subjectivité en voie de développement, et qui requiert en cela des modalités relationnelles particulières à son inscription, le temps de son éducation, dans le désir et dans l’histoire d’un adulte qui assume pleinement et momentanément, par procuration, la responsabilité de l’enfant. Mais pas sans condition !

On a cru pouvoir se débarrasser des abus de pouvoir en se débarrassant du pouvoir, oubliant ce faisant que le pouvoir est nécessaire à l’enfant mais que les abus relevaient d’une autre cause que le pouvoir lui-même. Autrement dit, l’emprise parentale dans laquelle l’enfant est enserré est aussi nécessaire à l’enfant que la limitation de son usage est exigée du parent. C’est parce que l’enfant doit être soumis à l’adulte qui s’en occupe que celui-ci doit limiter sa puissance. Or, on ne se débarrasse pas de la fièvre en jetant le thermomètre ! On ne se débarrasse pas du poison en jetant le médicament qui permet de le faire. Aussi, soustraire d’une manière ou d’une autre l’enfant à l’autorité dont il relève constitue-t-il une violence inverse à celle que l’on veut combattre. L’excès de dépendance (ou l’abus d’investissement) n’a d’égal que son opposé, soit l’insuffisance d’emprise (ou le déficit d’investissement). Aussi, l’idéologie moderne qui prête à l’enfant une aptitude qu’il ne possède qu’à titre de potentiel isole symboliquement l’enfant en le désolidarisant de la tutelle dont il relève, et en l’émancipant d’une aliénation nécessaire. Ce statut anthropologique singulier justifie la dépendance de l’enfant à l’adulte qui, par procuration, exerce pour lui une responsabilité, le temps nécessaire à sa transmission. Le méconnaître maltraite l’enfant en croyant en fait le respecter davantage.

De précocité chez les enfants d’aujourd’hui, il n’y avait en fait que l’imputation prématurée à l’enfant d’une aptitude qu’il a à intérioriser, à force d’imitation et de limitation, avant que de pouvoir en faire usage en son nom propre. Et comment l’enfant apprend-il la responsabilité, sinon en intégrant, par soumission à l’autorité de l’adulte, la limite de son pouvoir et l’obligation heureuse dans laquelle il se trouve de socialiser ses pulsions. Que les modalités de transmission d’un bon usage de soi dans son rapport à l’autre – de « don de la castration » dira F. Dolto [10] – soient l’objet d’une attention particulière, de sorte qu’il ne s’agisse pas tant de soumettre l’enfant à l’adulte que de l’initier à la loi, est une nécessité. Les pédagogies inspirées par les découvertes de la psychanalyse et promues par les Fernand Oury, Célestin Freinet, Maria Montessori et autres Janusz Korczak, pour ne citer que les plus novateurs et inventifs, ont permis d’améliorer grandement le sort réservé aux enfants à la maison comme à l’école. Mais à toute chose l’excès nuit, et la « libération des enfants [11] » demeure un fantasme d’adulte dont la réalisation conduit l’enfant au pire, ce qui ne fait que confirmer la nécessité et la qualité de la responsabilité des adultes envers les enfants, à savoir sa non-réciprocité. L’incapacité structurelle de l’enfant à faire objection aux traitements dont il est l’objet fait le lit de tous les abus possibles – en excès mais également en déficit –, ce qui fait de la responsabilité dite parentale un exercice délicat, exigeant et possiblement épuisant, en tant que sa mise en œuvre ne peut s’appuyer sur la collaboration de l’enfant…

Éducation et aide à la parentalité, encore et toujours…

L’engouement actuel et généralisé pour la recherche d’une vérité incontestable renoue avec un positivisme ancien et n’a d’égal que notre difficulté tout aussi actuelle de faire avec l’incertain, le contingent, l’improbable..., c’est-à-dire très précisément avec cette aptitude spécifiquement humaine que nous devons à notre nature : nous libérer de celle-ci pour inventer celle-là. Autrement dit, la possibilité dont nous sommes naturellement pourvus de contester les contraintes que la nature nous impose nous a conduits à théoriser, pour les plus avertis d’entre nous, le principe de négativité comme étant le ressort de notre humaine condition, en tant qu’elle se décline au plan du langage, de la technique, du désir et du rapport à l’autre. S’agissant précisément de cette dernière faculté, elle intéresse tout particulièrement l’enfant puisqu’elle donne lieu à un développement et à un apprentissage qui ne dure pas moins de douze années ! C’est dire la complexité du processus !

De fait, la fréquentation au long cours des parents et de leurs enfants nous enseigne que, pour autant que l’on préfère les écouter que de prescrire, au cœur même du lien social, gîte ce qui le détruit, à savoir la haine de l’autre. Ce rapport s’initie au plus jeune âge, entre les frères, alors même que l’objet convoité qui anime leur concurrence mortifère est la mère, qui ne veut d’autant plus ne rien savoir de cette haine fratricide qu’elle réveille possiblement en elle les mouvements pulsionnels les plus archaïques. Nous disions que l’éducation est d’autant plus justifiée que les enfants sont des petits sauvages animés par un appétit féroce de tout avoir, de tout pouvoir et de tout être..., et que la bienveillance des parents est d’autant plus idéalisée que son envers – la malveillance, la détestation, la haine – est aisément mobilisé dans ce qu’il est convenu d’appeler les violences éducatives ordinaires. Si notre tout nouveau secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance, Adrien Taquet, interroge avec pertinence l’abus de langage qui fait le lit de l’abus tout court (« La violence n’est ni ordinaire ni éducative [12] »), en amont de la discussion à l’Assemblée nationale qui débouchera sur l’interdiction des fessées), cela ne suffit pas à extirper la violence de l’éducation et de l’ordinaire de ce que vivent les parents. Le nier nous expose au risque d’un déni collectif, dont la pédagogie serait le prétexte et la justification, et dont les effets délétères ne manqueraient pas de retomber sur les parents et leurs enfants.

C’est donc dans le registre d’une emprise ordinaire qu’il y a lieu de considérer la spécificité du lien parental. Ces thèses font le lit de ce que les détracteurs de Françoise Dolto lui ont attribué pour mieux lui en faire le reproche : l’enfant roi. Qu’est-ce qu’un enfant roi, sinon un enfant rendu fou par le pouvoir qui lui est donné, et dont il ne sait que faire puisqu’il n’a pas, structurellement, l’aptitude pour en faire usage. L’égalitarisme brandi comme idéal au nom du mariage entre la démocratie et l’individualisme libéral fait de l’enfant un « partenaire » de l’éducation qui lui est donnée, à l’instar du malade devant se révéler partenaire des soins qui lui sont octroyés. Capabilité et empowerment sont les néologismes actuels consacrant cette idéologie incontestable qui vise à neutraliser autant que possible le pouvoir possiblement aliénant de l’intervenant sur le bénéficiaire de l’intervention, afin que son statut de sujet ne lui soit pas ôté alors même qu’il est « objet » des soins qu’on lui apporte. Pourquoi pas ! Mais qu’en est-il de l’enfant ? Lui reconnaître la qualité de sujet à part entière, partenaire de l’éducation dont il relève, n’est-ce pas là une violence symbolique tout aussi néfaste que d’abuser du pouvoir que l’inégalité de statut confère à l’adulte ? « Est-ce vraiment respecter l’enfant que de faire de lui une référence mythique qui tutélarise des adultes infantilisés [13] ? » interroge avec pertinence la sociologue du droit Irène Théry. Hanna Arendt avait quant à elle, trent ans plus tôt, delà tranché : « Les enfants ne peuvent pas rejeter l’autorité des éducateurs comme s’ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d’adultes – même si les méthodes modernes d’éducation ont effectivement essayé de mettre en pratique cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer. L’autorité a été abolie par les adultes, et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé leurs enfants [14]. » Et d’en déduire que « qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni le droit de prendre part à leur éducation [15]. »

C’est donc le statut de l’enfant qui est en question. Bien sûr qu’il vaut mieux aimer que détester, encourager plutôt que gronder, féliciter plutôt que punir... L’association mieux que la hiérarchie, la participation que l’obligation, et la collaboration que l’imposition... Mais en va-t-il de même pour les enfants que pour les adultes ? L’idéal démocratique constitue-t-il un modèle de gouvernement des hommes applicable à l’éducation des enfants ? L’asymétrie du rapport parent/enfant est tout sauf une inégalité de statut, une injustice condamnable, une discrimination contestable, un déni d’autonomie de penser et d’agir inacceptable, bref, un abus de pouvoir à dénoncer. Ce n’est pas parce qu’il y a pouvoir de l’adulte sur l’enfant qu’il y a abus de pouvoir. Et l’impuissance de l’enfant à objecter à ce pouvoir ne vient pas prouver l’abus, mais simplement signer l’impuissance statutaire de l’enfant et consacrer la responsabilité de l’adulte à faire usage de ce pouvoir, mais un exercice modéré, c’est-à-dire limité. La « pédagogie noire », utilement dénoncée par Alice Miller [16], de même que ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les violences éducatives ordinaires, nous sont utiles en ce sens qu’elles identifient ce que nous pouvons nommer des modalités de jouissance singulières des adultes lorsque l’enfant s’en trouve être l’objet, et qu’elles viennent, en conséquence, énoncer ce en quoi la parentalité implique l’exercice d’un devoir et non la revendication d’un droit. L’immaturité constitutionnelle de l’enfant implique l’engagement d’un adulte au nom de son désir et de son histoire, dans un rapport inévitablement asymétrique.

C’est sans aucun doute le sens qu’il y a à donner à la sentence de Dolto lorsqu’elle affirme que « c’est l’enfant qui fait le parent ». Nul renversement du rapport de pouvoir comme d’aucuns ont cru pouvoir l’interpréter, à son avantage ou non. Lorsque l’enfant paraît, l’adulte qui l’adopte est convoqué à opérer un processus de transformation psychique – disons une transition – qui le fait passer subjectivement d’une position d’homme ou de femme à celle de parent, où la question d’exercer une autorité sur un autre se pose, du fait de l’immaturité de cet autre. Cela ne va pas de soi. Nul rapport égalitaire entre parent et enfant. Nul rapport d’autorité de l’enfant sur l’adulte non plus. L’un comme l’autre, aussi bien que toute forme d’abus de pouvoir de l’adulte à l’égard de l’enfant, sont en tant que figures de l’incestualité [17] proscrits, non tant d’un point de vue moral que d’un point de vue anthropologique.

La parentalité (réservons à ce néologisme, fidèle en cela aux enseignements de Winnicott puis de Racamier [18], une signification renvoyant davantage à un processus qu’à un état, à une position subjective plutôt qu’à une compétence) implique des aptitudes psychiques et relationnelles que nous n’avons pas fini d’identifier, mais dont la teneur peut se saisir en termes d’identification au bébé, d’élaboration psychique de mouvements intérieurs qui ne sont pas que conscients et positifs, mais également d’une habileté dans l’usage d’un exercice du pouvoir sur l’autre. Toutefois, notre pratique en protection de l’enfance nous enseigne que ces aptitudes, ne sont pas données à tout le monde. Nous avons au contraire soutenu que la « compétence parentale » ne peut être rabattue du côté d’une aptitude comportementale à acquérir et à mettre en œuvre, tel que le suppose la parentalité positive. En cela, le parent compétent est une production de l’idéologie contemporaine qui, en adoptant la novlangue actuelle [19], consacre l’avènement du surhomme des temps modernes, celui qui n’est pas soumis aux aléas de son humeur, c’est-à-dire des mouvements psychiques internes dont on sait, depuis Freud, qu’ils échappent pour une large part à la conscience claire d’une rationalité maîtrisée et qu’ils s’enracinent au contraire dans les zones les plus sombres de notre âme.

Rappelons qu’il existe des lois générales qui structurent les liens familiaux et dont on ne peut s’émanciper sans risque. Ces lois générales ne sont ni morales ni politiques. Elles ne se déduisent pas non plus – comme un code de conduite ou une feuille de route – de l’examen minutieux du fonctionnement cérébral. Si celui-ci nous conditionne, il nous libère tout autant qu’il nous contraint ! Les lois qui régissent à la structuration des liens familiaux sont anthropologiques, c’est-à-dire spécifiques à l’humain [20]. Aussi, la liberté que nous nous octroyons à l’égard de ce qui régit notre humanité serait-elle sans limites si la responsabilité que nous y engageons ne concernait que nous-mêmes ? Or, il se trouve que les lois qui conditionnent notre humanité sont également tout autant celles par lesquelles nous sommes advenus que celles par lesquelles nous nous perpétuons. C’est parce que l’engagement parental est emprise qu’il en appelle à une limitation ne relevant pas de l’enfant, que la néoténie maintient en état d’immaturité quelque douze années… C’est à cet endroit précis que la spécificité de la responsabilité parentale est en jeu, en tant qu’elle relève du seul pouvoir de l’adulte (là où dans les rapports entre adultes elle est partagée). Et c’est précisément à cet endroit que la fonction parentale agit en tant que dialectique d’un rapport antagoniste entre pouvoir et devoir, d’une part, et entre désir et censure, d’autre part.

Nous avons également soutenu et argumenté l’hypothèse selon laquelle nous avions remplacé la soumission par la concertation, l’obéissance par la négociation et l’acceptation par la délibération... L’idéal démocratique vaut sur une tout autre considération qui tient l’asymétrie logique et structurale des positions subjectives pour une inégalité dépassée voire condamnable. Aussi le rapport générationnel se trouve-t-il affecté par le caractère implacable de cette nouvelle idéologie égalitariste, qui tient pour abusive toute manifestation de pouvoir à l’égard de quiconque, donc également de l’enfant. Sans doute a-t-il fallu pour se débarrasser des abus de pouvoir questionner le principe même de l’exercice du pouvoir sur les enfants. La référence ultime à la Convention internationale des droits de l’homme appliquée aux droits de l’enfant la grave dans le marbre de la loi. Peut-on pour autant faire des enfants des égaux, des partenaires, des collaborateurs avec qui concerter, négocier, délibérer, comme le laisse entendrent certaines applications de « l’éducation positive » ? L’égalité des droits vaut-elle pour celui qui, du fait de son immaturité de structure, relève d’une prise en charge spécifique (qui justifie, quoi qu’en disent certains, la pertinence des lois de 1945 et le traitement juridique spécial des mineurs). Cette prise en charge spécifique des enfants ne justifie-t-elle pas du fait qu’il s’agit d’initier à l’exercice d’une faculté qu’il ne possède qu’à titre de potentiel, soit la concertation, la négociation, la délibération..., en un mot l’altérité ! Et que là lui reconnaître d’emblée, au nom de la sacro-sainte égalité, soustrait l’enfant au portage dont il relève pourtant ? Car tout de l’humain n’est pas d’emblée développé chez l’enfant et lui dénier son immaturité, donc son enfance, constitue la violence ultime qui puisse lui être faite.

Conclusion : d’amour et de haine [21], de mots et de loi…

Pourquoi tous ces détours épistémologiques ? Tout d’abord, parce qu’ils nous enseignent que les théories, dont il faut rappeler ici qu’elles ne sont que des constructions culturelles, des représentations du monde (elles ne peuvent être que cela, et c’est mieux que rien pour donner du sens à l’existence), témoignent sur le mode du retour du refoulement des non-dits des théories précédentes. Monsieur Bohler, cité plus haut, réhabilite ni plus ni moins ce que Freud met en exergue en 1919, à savoir la pulsion de mort et l’incontournable penchant de l’homme pour le mal, qu’évacue avec application la pensée positive. Soit la présence en notre for intérieur d’une dimension de notre être qui ne nous veut pas du bien et dont nous ne pouvons pas nous débarrasser en en déniant l’existence ou en la rejetant hors champ de l’humanité.

Sigmund Freud mettra au compte de la pulsion d’emprise l’agressivité et la destructivité qui nous animent. De manière quasi institutionnelle, dans un dialogue avec Einstein en 1932 intitulé « Pourquoi la guerre [22] ? », il soutiendra à nouveau sa conviction que « nous possédons en nous un besoin de haine et de destruction », qu’il inscrit dans un jeu dialectique entre « pulsion de vie et pulsion de mort », l’une étant utile à l’autre, et réciproquement. De sorte qu’« il n’y a aucun sens à vouloir supprimer les penchants agressifs des hommes », insiste-t-il. Et Freud de ponctuer dans une sorte de pessimisme joyeux dont il est le spécialiste et qui suffit à nous faire préférer, à l’instar d’un Camus, la révolte au suicide : « Nos meilleures vertus sont nées comme formations réactionnelles et sublimations sur l’humus de nos plus mauvaises dispositions. » Il en déduit ce qui peut faire encore repère aujourd’hui : « L’éducation devrait se garder soigneusement de combler ces sources de forces fécondes et se borner à favoriser les processus par lesquels ces énergies sont conduites vers le bon chemin. »

Alors que conclure, pour l’heure ? Comme à l’habitude, Winnicott nous aide dans nos réflexions et nos pratiques lorsqu’il réhabilite la dimension de la haine dans le contre-transfert comme une modalité incontournable de l’analyse. Pourquoi ? Parce que, au cœur même de la mise en route du processus de subjectivation, soit la relation mère-enfant, telle qu’elle se rejoue dans le transfert, la haine est préalable à l’objet [23] ! Winnicott a réhabilité la dimension de la haine chez l’enfant lorsqu’elle s’exprime inévitablement, quand, confronté au principe de réalité, il doit consentir à renoncer à la satisfaction totale et immédiate de la pulsion en passant par la médiation de l’autre, puis de l’activité symbolique, de la culture [24]… Mais c’est également la dimension de la haine chez le parent qu’il évoque, en tant qu’elle est inévitablement réveillée en retour des mouvements pulsionnels archaïques qui animent, tourmentent et nourrissent le désir de vivre du bébé jusqu’à un âge avancé ! La dimension de la haine, c’est ce que tend à dénier, avec tout un pan de la subjectivité du parent et du processus de subjectivation de l’enfant, l’éducation positive.

Qu’il s’agisse de refoulement, de déni ou de forclusion, le rejet de la haine, de la pulsion d’emprise ou de la possible insatiabilité de tout – quel que soit le nom qu’on lui donne – précède le pire. Nous restons fidèles à l’enseignement freudien dont le réalisme nous met en garde contre les sirènes de bonnes intentions de la bienveillance dont nous savons, de mémoire vive, que l’enfer est pavé. C’est dans cet espace transitionnel de l’entre-deux mondes – l’ancien et le nouveau – que naissent possiblement les monstres, pour paraphraser Gramsci (il faut se souvenir qu’il fut en 1927, sous Mussolini, emprisonné pour vingt ans afin, selon le procureur lors de son procès, « d’empêcher son cerveau de fonctionner »). Mais l’espace transitionnel est également l’espace des possibles, et non seulement du pire ! Que l’on soit bien d’accord : nous préférons l’éducation positive à l’éducation négative – comme nous préférons la bonté à la méchanceté, la santé à la maladie, l’air pur à l’air pollué et le beau au laid... En un sens, nous n’avons pas le choix. Mais faut-il choisir ? Et s’il le faut, entre quoi et quoi ? L’analyse sémantique du discours nous éclaire : ce traitement manichéen de l’humain, d’une part, et le choix contraint, d’autre part, c’est ce que produit l’accolement du qualitatif « positif » à tout substantif : l’empêchement de penser.

Alors, une éducation positive ? Énoncé d’autant plus contestable qu’il se présente comme incontestable ! Énoncé simpliste qui empêche de penser. Il soumet non tant l’enfant, qu’il prétend libérer du joug parental, que le parent dont l’obéissance est convoquée sur le mode prescriptif de la servitude volontaire, et de la culpabilisation en cas d’échec. Une position subjective peut-elle alors s’y développer ? L’avenir nous le dira. Nous aurons tout au moins fait la démonstration, nous l’espérons, qu’il y a parfois des remèdes qui peuvent être, si l’on n’y prête gare, pires que les maux !

On comprend donc l’engouement d’une génération de parents déboussolés par la tentation de tout un chacun d’inscrire son existence dans un grand récit aux allures de vérité, c’est-à-dire une religion ! D’avoir vidé le ciel nous esseule, et les plus désappointés d’entre nous cherchent un phare, une boussole, un dieu ou un savoir absolu que l’air du temps croit pouvoir loger dans les neurones. Cela nous confère, à nous qui objectons à une telle perspective, une responsabilité supplémentaire ! Lorsque, en 1989, nous inventions en créant Parentel l’aide à la parentalité (alors même que le signifiant n’existait pas) nous inscrivions nos pas, nos recherches et nos élaborations dans les pas de Françoise Dolto et de Maud Mannoni auxquelles nous continuons d’être fidèle, à notre manière. Les glissements de sens que l’aide à la parentalité subit aujourd’hui, parfois imperceptiblement, nous inquiètent [25]. Non pas que nous pensions détenir quelque vérité en la matière – notre persistance à prendre le parti du sujet peut à certains égards paraître vaine, mais ce n’est pas une raison pour cesser de lutter –, mais nous nous inquiétons de toute utilisation de la vulnérabilité des personnes – tels les parents d’aujourd’hui – pour instiller au cœur même de la pensée une conception du monde qui, en niant la complexité de l’humain, réduit la liberté du sujet.

Notes

[1] C’est la thèse essentielle que nous avons soutenue, dans le dossier très impartial construit par la journaliste Isabelle Gravillon pour L’école des parents, n° 622, 2017.
[2] 2. La colonisation de la pensée par la langue impersonnelle de l’économie et de l’industrie ne date pas d’aujourd’hui. Désormais on « profite » des vacances et on « gère » les enfants, que l’on initie au « contrôle » de leurs émotions. En son temps, Goebels, qui dirigeait le ministère de l’Éducation du peuple et de la Propagande, en avait fait une stratégie : non pas convaincre les Allemands du bien-fondé du nazisme, mais réduire la langue de telle sorte que seule la langue du nazisme persiste.
[3] Nous avons développé, avec Neyrand et Wikpert, les risques d’une certaine orientation des pratiques en matière d’aide à la parentalité, cf. G. Neyrand, D. Coum, M.-D. Wilpert, Malaise dans le soutien à la parentalité : une éthique de l’intervention, Toulouse, érès, 2018.
[4] Cf. D. Coum, « Parents et professionnels, tous experts ? », Spirale, La parentalité, une notion à déconstruire, des pratiques à construire, n° 73, 2015.
[5] A. Erhenberg, La mécanique des passions : cerveau, comportement, société, Paris, Odile Jacob, 2018.
[6] Voir, entre autres, D. Coum, « L’enfant, symptôme de la difficulté d’être parent aujourd’hui ? » dans D. Coum (sous la direction de), Que veut dire être parent aujourd’hui ?, Parentel/érès, 2008.
[7] S. Bohler, Le bug humain : pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Paris, Robert Laffont, 2019.
[8] Cf. les recommandations produites par l’anesm puis la has.
[9] Cf. D. Coum, « La démocratie familiale est-elle un progrès… pour l’enfant ? », dans D. Coum, La famille change-t-elle ?, érès/Parentel, 2006.
[10] F. Dolto, Au jeu du désir, Paris, Le Seuil, 1981.
[11] Cf. A. Renaud, La libération des enfants : contribution philosophique à une histoire de l’enfance, Paris, Calmann-Lévy, 2002.
[12] Interview donnée à La nouvelle république, 2 juillet 2019.
[13]  I. Théry, Le démariage, Paris, Odile Jacob, 1993.
14] H. Arendt, La crise de l’éducation (1958), Paris, Folio Poche, 2007.
[16] A. Miller, C’est pour ton bien, Paris, Aubier, 1985.
[17] Nous avons décrit ailleurs ces trois scénarios familiaux préjudiciables à l’enfant.
[18] L’œuvre de Racamier est immense. Pour ce qui nous intéresse ici, on se rapportera avec profit à « L’incestuel », Grupo, revue de psychanalyse groupale, n° 9, 1993.
[19]  Cf. les thèses audacieuses et subversives du philosophe Alain Deneault, tout particulièrement dans La médiocratie, Paris, éd. Lux, 2015.
[20]  Cf. D. Coum, « De quoi la parentalité est-elle le nom ? Alliance et filiation au fondement du sujet », dans E. Gratton (sous la direction de), Nouveaux regards sur la filiation : perspectives croisées entre sociologie et psychanalyse, Presses universitaires de Rennes, 2017.
[21]  Cf. actes du dernier congrès de Parentel : D. Coum (sous la direction de), Par-delà lamour et la haine. Dans les liens familiaux et le travail social, Toulouse, érès, à paraître, février 2020.
[22] S. Freud, A. Einstein (1932), Pourquoi la guerre ?, Paris, Rivages Poche, 2005.
[23] D.W. Winnicott (1969), « La haine dans le contre-transfert », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1989.
[24] Je ne peux que souligner et saluer l’énorme et salutaire travail réalisé par P. Ben Soussan, pour soutenir la nécessité de l’éveil des tout-petits à la culture comme moteur essentiel du processus de subjectivation.
[25]  Cf. D. Coum, G. Neyrand, M.-D. Wilpert, op. cit.

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