17 nov. 2022

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C’est pourtant l’expérience qui se renouvelle, mensuellement, depuis plus de deux ans, dans le multi-accueil « Patouille et Compagnie », à Ploneour-Lanvern, dans le Finistère [1]. Ce projet, réfléchi en amont et mûri durant plus d’une année, s’appuie sur l’adhésion de toute une équipe. Une aventure qui, aujourd’hui encore, ne cesse de nous surprendre !

La motricité libre comme fil conducteur

J’interviens dans cette crèche depuis plusieurs années, l’objectif étant de favoriser la motricité libre (Pikler, 1979) et les activités autonomes des enfants. Pour l’équipe, c’est un regard « extérieur » qui permet parfois de s’ajuster ou d’accompagner un peu différemment un enfant.

Il n’y a ni activité dirigée ni stimulation collective. Le matériel proposé est propice à la découverte, aux échanges, aux manipulations, et la mobilité de l’enfant est favorisée. À chacun son rythme, à chacun ses compétences. « À cet âge tout passe par le corps, pour être peu à peu élaboré dans un espace mental ; toutes les grandes fonctions, cognitives, affectives, relationnelles, prennent racine et se construisent à partir de ce fonctionnement sensori-moteur préverbal du bébé » (David, 2002, p. 53).

Il est étonnant d’observer à quel point la présence des chiens apporte des stimulations sensorielles variées.

Le cadre de la rencontre est posé, l’attitude est bienveillante et nous portons, ensemble, une attention particulière à l’état émotionnel de l’enfant. Je suis présente deux fois par mois, et une fois sur deux, c’est autour de Dune et de Garenn (une femelle et un mâle chiens de berger Shetland) que notre rencontre s’organise.

Le contexte

Précisons toutefois le cadre de cette action. Les deux petits chiens « partenaires » sont des chiens « médiateurs », éduqués dès leur plus jeune âge pour aller au contact des personnes (enfants, adultes, en situation ou non de handicap). Ils savent, également, réaliser toutes sortes d’activités ludiques et motrices. Avant et après chaque séance de travail, ils bénéficient d’un temps de détente (balades, jeux et repos).

Nous veillons particulièrement à leur éviter des situations d’inconfort ou de maltraitance. Nous avons toujours en tête de sensibiliser les enfants au bien-être de l’animal, dans un souci, notamment, de prévention des morsures dans d’autres contextes.

Les chiens ont un suivi hygiénique et sanitaire : ils sont donc propres et en bonne santé.

Des groupes de quatre enfants maximum se succèdent dans la matinée pour des « séances » d’environ trente minutes. Une professionnelle de la crèche les accompagne. Elle prend également quelques notes à la fin de la rencontre, de manière à laisser une trace pour l’équipe et une possibilité de transmission aux parents. Cette personne est bien connue et identifiée par les enfants afin de les rassurer.

Ces derniers ont généralement entre 6 mois et 3 ans. Les plus petits peuvent rester dans les bras ou évoluer sur un tapis en fonction de leurs besoins du moment. Les enfants interagissent à leur convenance et en fonction de leur niveau de développement. La plupart d’entre eux bénéficient régulièrement de ces séances pendant plusieurs mois. Pour d’autres, la rencontre est plus occasionnelle, en fonction de leur présence sur le lieu.

« La sensibilité et l’activité corporelle sont les précieux outils dont le bébé dispose, alors qu’il ne possède pas encore le langage verbal. Il peut s’en servir pleinement pour tout ce qu’il trouve à faire quand il est éveillé et intéressé : sentir, percevoir, réagir, s’exprimer, communiquer, explorer, expérimenter, faire et refaire, et donc anticiper et penser » (David, 2002, p. 53).

L’animal : un « bouquet de sensations »

Il est étonnant d’observer à quel point la présence des chiens apporte des stimulations sensorielles variées. Tous les organes des sens peuvent être mobilisés à un moment ou à un autre.

L’attention visuelle soutenue (Montagner, 2007, p. 20) et l’attention conjointe sont sollicitées. Dès le plus jeune âge, nous observons que les bébés regardent de façon soutenue les chiens. Lorsque l’animal s’approche, amical, l’enfant fixe son regard et celui-ci n’en est nullement gêné. Les enfants regardent, ensuite, dans la même direction, cherchent et suivent attentivement les déplacements du partenaire canin. Ils sursautent ou éclatent de rire, surpris ou subjugués par un aboiement de joie. Les comportements affiliatifs (ibid., p. 153) s’expriment : ils jubilent, pointent du doigt, sollicitent l’attention du chien en secouant un jouet à son endroit…

Comme le précise B. Cyrulnik (2012, p. 36), « c’est en grande partie par le toucher que va se structurer la relation entre le jeune enfant et l’animal ». Une fois l’appréhension ou l’étonnement passé, nous voyons les bébés, parfois très jeunes, tendre la main pour toucher ; l’esquisse d’une caresse pas toujours bien maîtrisée. Mais au fil des séances, le geste se régule, devient plus précis, et la sensation est appréciée de part et d’autre. L’élan à l’interaction (Montagner, 2007, p. 22) devient plus évident et les chiens se prêtent facilement à ces interactions proximales. Le nez dans le poil, sur la brosse, ou sur le harnais, les enfants s’imprègnent et s’étonnent d’odeurs qui ne leur sont pas familières.

Une invitation aux mouvements

Boris Cyrulnik (2012, p. 36) souligne en outre que la présence d’un animal développe les apprentissages moteurs de l’enfant qui se déplace au sol. De même, lorsque la marche est acquise, c’est une invitation au jeu qui améliore le développement psychomoteur et installe un lien fondé sur la complicité.

En effet, nous observons que les chiens en mouvement fascinent : ils passent ou se cachent dans le tunnel, sautent dans le cerceau, marchent sur la poutrelle, attrapent la balle qui glisse le long du toboggan… Cela crée une occasion de bouger ensemble et d’explorer l’environnement. Les capacités à reproduire et à imiter se manifestent par les sons, mais aussi dans « des positionnements corporels et gestuels “en miroir” » (Montagner, 2002, p. 169).

Pour la psychomotricienne que je suis, ce sont des situations idéales. Les coordinations, l’équilibre et la gestuelle sont naturellement sollicités. Les enfants peuvent se mouvoir dans un espace en trois dimensions : dessus, derrière, dedans… Tout se vit et prend sens. Au fur et à mesure qu’ils grandissent, ils prennent conscience que les modes de déplacement diffèrent ; ainsi, lorsque Garenn se met debout sur ses pattes arrière, ils mesurent bien que cette attitude est insolite et, bien souvent, cela les fait sourire.

Si l’on veut caresser ou même brosser l’animal, la régulation tonique, le contrôle gestuel doivent progressivement s’affiner. L’organisation structurée et ciblée du geste se met en place : « elle est un socle des fonctions cognitives essentielles, mais aussi des fonctions émotionnelles, affectives, sociales et relationnelles » (ibid., p. 180).

Pour l’enfant, c’est l’occasion d’apprendre à gérer ses émotions, ainsi qu’à canaliser son excitation
et ses pulsions.

Le corps en jeu

La connaissance du corps émerge ; petit à petit, les similitudes et les différences deviennent plus évidentes. Les communications non verbales sont au cœur de ces interactions : dialogue tonique, langage du corps, mimiques et attitudes. Les premiers mots des enfants se mêlent alors aux phrases des adultes.

Un « cocktail » d’émotions

Le bonjour est un rituel qui rassure. Les enfants, les uns après les autres, font le choix d’une caresse, d’un léger contact ou, simplement, d’un regard. Quant aux chiens, ils baillent, s’étirent et approchent tranquillement. Nous prenons en quelque sorte la « température émotionnelle » du jour, de l’instant.

Le plaisir est au centre de l’activité, avec parfois un zeste d’appréhension voire de la peur. Tout est possible : quelques pulsions agressives ou de franches « rigolades ». Cependant, pour que cela puisse se vivre, le cadre doit être rassurant, fiable et sécure, tant du côté des adultes présents que du côté des chiens. Les règles doivent être clairement énoncées et parfois répétées. Pour l’enfant, c’est l’occasion d’apprendre à gérer ses émotions, ainsi qu’à canaliser son excitation et ses pulsions.

Afin de faciliter l’activité libre spontanée tout en respectant le confort et la sécurité de chacun, l’espace est préalablement pensé et organisé à partir des paramètres cités par M. David (2002, p. 37) :

     – l’espace-temps : l’activité est proposée à l’enfant lorsqu’il est en état de « vigilance intéressée ». Son rythme est respecté, il ne doit pas être fatigué, malade, ou avoir faim ;

     – l’espace-lieu : où les enfants sont en sécurité tout en ayant les moyens d’explorer et de prendre des initiatives ;

     – le contenu de cet espace : le matériel proposé est varié en formes, textures, sons et couleurs (tapis, tunnel, cerceaux, balles, structures motrices, grelots, brosses, colliers, harnais, laisses, récompenses pour les chiens…). Il doit être adapté aux chiens comme aux enfants d’âge, de maturité et de développement différents ;

     – enfin, un espace au sein duquel l’enfant est livré à ses propres initiatives et dans lequel l’adulte n’intervient pas directement dans son activité. Le travail avec les animaux ne permet pas de remplir complètement les conditions de ce dernier point, pour des raisons évidentes de sécurité. Cependant, nous y sommes attentifs.

Aborder « l’existence »

La présence régulière des petits chiens est aussi une formidable occasion d’aborder avec des mots simples les grands événements de l’existence ou du quotidien : la vie, la naissance, la filiation, la jeunesse, la vieillesse, et même la mort. Les repas, le sommeil, la fatigue, la maladie, les séparations et les retrouvailles, sont des thèmes récurrents. Les attitudes corporelles des chiens, les mots des adultes, prennent sens tout en faisant écho différemment pour chaque enfant, en fonction de son âge et de sa problématique du moment.

Par exemple… Dune est la mère de Garenn. Ils peuvent jouer ensemble, mais aussi travailler séparément. Le fils est un peu plus grand et gros que sa mère : « Il est possible qu’un jour, tu deviennes plus grand que ta maman. Oui, ils aiment jouer ensemble, mais parfois aussi ils se disputent. De temps en temps, Garenn reste à la maison pendant que Dune va travailler : ils peuvent vivre séparés, mais sont très contents de se retrouver. Garenn semble un petit peu fatigué, hier, je l’ai conduit chez le vétérinaire pour lui faire un vaccin. Il a un petit pansement sur la patte. Il s’est un peu ouvert le coussinet. Ensemble, on va lui refaire son pansement. »

Les règles de vie sont évoquées. Ce qui se passe ici est transposable ailleurs. L’enfant prend conscience de la portée de ses actions : on ne tire pas sur les poils ; on ne met pas les doigts dans les yeux ; on ne dérange pas le chien qui s’est endormi dans son panier ou dans sa caisse ; on ne prend pas sa nourriture lorsqu’il mange. De même, on ne tire pas les cheveux du petit copain, on ne dérange pas le camarade qui dort à la sieste, on ne prend pas le goûter du voisin… Un apprentissage des limites et une appréhension de l’existence de l’autre.

Vers une découverte de soi

L’enfant porte son attention sur un autre, vivant, dans le mouvement, et différent de lui. Progressivement, il prend sa place dans un groupe de petits d’hommes. Il découvre qui il est et comment interagir dans l’environnement proposé. C’est l’occasion pour lui de prendre des initiatives, de partager avec d’autres des activités et de développer empathie et estime de soi.

Un souffle de vie qui mobilise

Je propose un jeu, du matériel, et très vite les enfants sont en capacité de choisir ou de formuler une demande. Un pointer du doigt, une mimique, un mot, un mouvement vers, ou une expression de réticence, et je modifie ma proposition.

L’enfant porte son attention sur un autre, vivant, dans le mouvement, et différent de lui.

La présence des chiens amène souvent de l’imprévu et sollicite les capacités d’adaptation des enfants comme des adultes qui les accompagnent. Ils favorisent la créativité mais aussi la mise en place de stratégies psychomotrices et cognitives ; c’est source de confiance en soi.

L’animal ne juge pas. Dune et Garenn ne grognent pas sur les enfants, ils ne mordent pas ; néanmoins, si nécessaire, ils savent esquiver une situation d’inconfort. La plupart du temps, ils manifestent du plaisir dans les jeux comme dans les contacts.

Une présence animale amicale qui apaise

En fin de matinée, un regroupement est proposé à tous les enfants de la crèche qui semblent disponibles et partants pour un « petit temps » musique et chansons en compagnie des chiens. Un moment calme qui nous donne l’occasion de nous dire au revoir.

Les chiens sont installés dans leur panier à mes côtés. Ils s’y allongent confortablement, baillent et s’étirent en émettant fréquemment de petits grognements de satisfaction. De leur côté, les enfants qui le souhaitent s’installent en face, sur des tapis, assis, allongés ou dans des « bras disponibles ». Il est alors surprenant d’observer la qualité d’écoute ; les tensions s’apaisent, même les plus agités se posent. Les regards s’échappent, ou se fixent sur les chiens, les visages se détendent, les corps se relâchent dans un plaisir évident (Montagner, 2007, p. 19 ; Melson, 2009, p. 181).

On se sépare avec des « bisous qui volent », et chacun repart « à pas de loup » pour respecter le sommeil des petits chiens qui se sont assoupis.

Aucune évaluation ni notion de réussite ou d’échec, aucune d’obligation de résultat. Dans une société très tôt normative, c’est bien la richesse de cette rencontre insolite qui compte !

Notes

• [1]

  Cette expérience a fait l’objet de mon mémoire pour le diplôme universitaire de Relation d’aide en médiation animale, à l’université de Clermont-Ferrand 1 : « Des petits chiens pour faire grandir des petits d’hommes » (2012-2013).

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