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Comment amorcer un travail thérapeutique auprès de tout-petits présentant des troubles archaïques de développement? Le support présenté ici est une médiation avec l'âne.
22 nov. 2022
Temps de lecture : 7 min

Antoine arrive en poussette, il tète avidement sa sucette. Il tient contre son visage un jouet lumineux et sonore. Ses jambes, dépliées puis repliées brusquement, sont en mouvement de façon continue et agitent la poussette. Il est accompagné par une professionnelle d’un service de soin dépendant de l’apf, et qui propose une prise en charge précoce et pluridisciplinaire des enfants en situation de polyhandicap.

Cet enfant est atteint d’une maladie rare et complexe où sont associés troubles somatiques, moteurs, sensoriels et psychiques. Son développement staturo-pondéral est très affecté par cette pathologie : Antoine, alors âgé de 3 ans, a l’aspect d’un bébé de 18 mois. Nous nous trouvons face à une situation de pluri-handicap où les troubles psychiques et les angoisses archaïques manifestées mettent en échec l’accès au soin. Antoine ne supporte aucune contrainte. Il reste le plus souvent agrippé à un objet sensoriel, sonore et visuel. Cris et hurlements accompagnent des mouvements désordonnés quand il pressent une demande de l’adulte et une séparation d’avec son objet. Dans une indifférenciation totale, il s’accroche alors aux adultes avec ses mains et se repousse, dans le même temps, avec ses jambes. L’épreuve de la séparation, de la privation constitue une situation d’une violence inouïe qu’il nous renvoie de plein fouet, à nous qui avons fait le projet de l’accompagner vers un mieux-être. Le corps-à-corps est conflictuel, marqué par une gesticulation continuelle, il s’arc-boute, se raidit, se met hors de lui !

« Les troubles archaïques peuvent être envisagés comme la persistance d’événements sensori-toniques qui ne peuvent se lier (pour des raisons constitutionnelles et/ou environnementales précoces) aux significations imaginaires organisatrices habituellement fournies à l’enfant par son environnement. Cette sensori-motricité non représentée laisse l’enfant en proie à des vécus corporels envahissants qui lui sont incompréhensibles, imprévisibles et qui restent profondément angoissants. Celui-ci développe alors des stratégies compensatoires de l’ordre de l’hyperfonctionnement d’une sensorialité, la vision notamment, stéréotypée et donc maîtrisable et prévisible, et des solutions imaginaires rudimentaires et contraignantes se rapportant à la forme, à la déformation, à la matière et non à autrui » (Latour, 2009, p. 255). Notre proposition de travail est donc de permettre la transformation de cette sensori-tonicité non liée en une expérience d’intégration psychocorporelle, nouant patiemment le somatique, le psychique et le lien à l’autre. Il s’agit alors de penser le cadre d’un atelier thérapeutique par la médiation avec l’âne. Le but est d’envisager une restauration de la dimension de l’accordage mère/enfant, décrite par Stern (1985), et de réactualiser des expériences archaïques qui n’ont jamais pu être représentées.

 

Le toucher et le corps-à-corps comme espace de rencontre avec soi

La relation à un animal porteur, comme peut l’être un équidé (cheval, poney, âne), permet de relier l’enfant à des éprouvés de portance, de bercement et, in fine, à un sentiment de sécurité intérieure.

Mais gardons-nous de l’illusion que seul le contact à l’animal pourrait amener la détente et l’unicité recherchées. Même si je reconnais beaucoup de qualités à mes ânes, offrir leur dos à des enfants aux prises à de telles désorganisations ne suffit pas en tant que tel. De fait, il n’y a pas d’effet magique dans la rencontre si l’enfant n’est pas accompagné par des professionnels attentifs et respectueux, qui sauront révéler, trier et lier progressivement les flux sensoriels dans un ensemble plus organisateur et vivant, construisant avec l’enfant son espace corporel.

Antoine va tout d’abord se fermer à cet ensemble sensoriel que nous avons imaginé pour lui bienfaisant et réparateur. Pourtant, tout est là : l’espace contenant de notre local d’accueil, l’odeur forte des cuirs de la sellerie et de l’animal, le son des braiements qui accompagne généreusement tout visiteur, les mots rassurants des adultes engagés dans ce travail… Ce bouquet sensoriel est d’abord rejeté. Les cris stridents viennent fermer toute réception éventuelle d’un dehors. Ne pas sentir, ne pas entendre, n’être que cris…

Le corps en mouvement, en portance, fait l’expérience d’une sensation enveloppante et contenante.

Plusieurs séances seront nécessaires pour que s’installent progressivement, au travers de rituels immuables, des repères qui prendront sens, et qui, par leur haute valeur sensorielle, n’en seront que plus facilement identifiables. Ainsi, patience, persévérance, réassurance seront nécessaires avant que le corps-à-corps soit possible ; avant que les petits doigts crispés fassent l’expérience de la douceur du poil, de la chaleur du toucher, de la vibration du contact, et lâchent l’objet sensoriel préféré.

Après plusieurs séances de mise en présence et d’approches, Antoine accepte le premier contact tactile, le renouvelle, dans un élan du bras à aller vers… Il fait l’expérience dynamique et volontaire du toucher. Nous observons, alors, une modulation de son tonus de base. Preuve, s’il en faut, que la fonction tonique est intimement liée à l’expérience de la sensorialité, de l’émotion, et qu’elle nous en dit long sur la disponibilité de l’enfant.

L’hypertonie de base, qui constitue la façon d’être au monde d’Antoine, est « instinctivement » majorée dans tous les nouveaux contacts. Elle agit comme une carapace, un blindage qui isole de la perception de soi et de ses limites (Lesage, 1999), ici, peu construites, partiellement éprouvées et probablement vécues comme angoissantes.

Cette singulière expérience d’être en présence, de côtoyer un animal et, plus encore, d’être en portage, actionne un dialogue tonico-postural, un dialogue tonico-émotionnel. Pour appréhender le tonus, en modifier l’expression, nous allons « échafauder » des stratégies, proposer des situations sensorielles, expérimenter tout un cheminement, et ainsi permettre à Antoine de s’organiser autrement et de se vivre différemment. Peu à peu, il acceptera la rencontre et s’ouvrira aux sensations proprioceptives, vibratoires, vestibulaires, kinesthésiques. Le corps en mouvement, en portance, fait l’expérience d’une sensation enveloppante et contenante. L’âne reste le pivot central de l’ancrage physique. Antoine et l’animal échangent des harmonies toniques qui leur sont propres et que nous pouvons observer : des relâchements, des tensions, des rythmiques éprouvées. Nous allons nous saisir de la rencontre avec l’animal, dans sa composante sensorielle et motrice, pour amener l’enfant à cet éprouvé du sentiment même de soi (Damasio, 1999) et rechercher la construction de son espace de sécurité.

Dans le domaine émotionnel, les interactions les plus archaïques sont probablement de l’ordre de la fonction d’apaisement. Le contact corporel médiatisé avec l’âne est un circuit sensoriel apaisant pour créer le lien. Nous abordons ainsi un travail primordial axé sur « la récupération d’un premier sentiment d’enveloppe », l’amorce d’un travail thérapeutique susceptible d’aider Antoine à récupérer une première peau psychique, en nous appuyant sur le concept de « Moi-peau » (Anzieu, 1985).

« À partir de ces échanges inscrits progressivement dans la mémoire, la conscience réflexive (Jeammet) va permettre que naisse le sentiment d’une continuité d’être, matrice du sujet de l’identité, et que, dès lors, se différencient un dedans et un dehors, un soi et un non-soi. Différenciation fragile, toujours menacée et qui a besoin d’être soutenue de rencontres et d’interactions sensorielles et psychiques régulières entre le dedans et le dehors, soi et l’autre » (Duverger, 2014).

Antoine perçoit-il cet autre animal qui le porte, le berce, le nourrit de ces multiples sensations ? Dans cette adhésion, ce lâcher-prise soudain et encore éphémère, n’est-il pas en train de dialoguer corporellement, dans un moment vivant, dynamique, avec son propre corps ? N’est-il pas en train de se familiariser avec un dedans et un dehors, dans une expérimentation apaisée de l’échange ? Tentons donc par cette médiation de poser les bases d’un dialogue corporel structurant, et ouvrant sur un espace propice à la rencontre, à la création d’un lien intersubjectif.

 

La « médiation âne », un dispositif propice à la création du lien intersubjectif

Par le terme d’intersubjectivité, on désigne le vécu profond qui nous fait ressentir que soi et l’autre, cela fait deux (Golse et Roussillon, 2010). « Travailler » le corps, le tonus, la posture, le mouvement, est un préalable à la construction d’une dynamique d’échanges. Nous voyons dans cette proposition de médiation une occasion de visiter et d’expérimenter le champ des interactions qui lient l’enfant à l’adulte, l’enfant à l’animal. Ainsi, nous pouvons faire l’hypothèse que ces situations à forte teneur sensitivo-sensorielle issues de la rencontre avec l’animal, peuvent aider Antoine à accéder au vécu ponctuel qu’il y a bel et bien un autre à l’extérieur de lui. « Il a besoin pour cela de la bienveillance d’un adulte, qui doit maîtriser fortement ses propres émotions, ne pas réagir aux manifestations émotionnelles de l’enfant en fonction de ses affects à lui, mais en fonction, d’une part, de ce qu’il perçoit de l’état émotivo-affectif de l’enfant et, d’autre part, de ce qu’il pense être le niveau souhaitable d’activation émotionnelle de l’enfant adapté à la situation. Il s’agit généralement d’amortir en quelque sorte les manifestations de l’enfant, en n’y répondant pas, sinon a minima, pour signifier qu’on les perçoit, qu’on les “reçoit”, mais sans les “renvoyer”, au contraire, en les “absorbant”. L’adulte apaisant fonctionne comme une sorte de “dissipateur émotionnel” qui délivre l’enfant de ses surtensions émotivo-affectives, à travers ce type très particulier d’interactions que sont les inter-actions apaisantes » (Calin, 2008, p. 58).

Les commentaires vont venir soutenir l’expérience par des « boucles de retour » (Haag, 1993), comme des capacités maternelles/professionnelles d’accordage affectif transmodal, dans une harmonisation progressive des interactions. Les variations de la prosodie, l’intensité, le rythme de la voix de l’adulte agissent comme une enveloppe sonore qui participe à une rencontre individuelle, unifiante et apaisante.

Dans ces séances, nous sommes, au mieux, trois adultes, avec des fonctions différenciées. Une personne a en charge l’animal, dans le respect de son bien-être, elle observe ses réactions comportementales qui seront prises en compte comme des indicateurs de communication avec l’ensemble ou une partie du système. Une autre, généralement un professionnel du soin (éducateur, psychomotricien, amp…), sera au plus près de l’enfant et engagé dans l’expérience avec les fonctions de holding et handling au premier plan et, comme nous l’avons vu plus haut, celle de tamisage, de filtre, nommée aussi « fonction alpha » (Bion, 1962). Enfin, une troisième, tenant généralement la place que j’occupe, sera en charge d’observer l’ensemble des mouvements qui se déploient dans ce cadre thérapeutique. J’ai, à ce titre, la double mission d’observation et d’animation de la séance en proposant des situations à vivre. Le recueil de tous les éléments constitutifs de la situation vécue est consigné dans un cahier de notes en fin de séance. Cette autre étape est une narration qui vient clore le travail de l’atelier. Elle se réalise dans notre local d’accueil, et Antoine se montre tout à fait intéressé par le récit qui est fait au plus près de son vécu : attention, agitation parfois, sourires le plus souvent, et irritation quand le récit concerne un autre enfant.

Comme pour tout processus de travail thérapeutique, une phase de recherche de sens s’effectue à distance du terrain, en équipe pluridisciplinaire, où sont formulées des hypothèses de compréhension et des hypothèses d’action.

Ce dispositif, s’il semble d’une grande richesse et pertinence, s’avère aussi exigeant qu’aidant pour le professionnel. Nous savons combien les handicaps lourds, les situations de polyhandicaps et les pathologies relevant du spectre autistique sont désarmants au quotidien. Ils entravent, très souvent, l’opérationnalité de la fonction alpha, avec une dysharmonie de l’échange et un obstacle majeur à l’accès à l’intersubjectivité. Cette fonction ne pourrait-elle pas, dans ce dispositif, retrouver son opérationnalité ? Par ailleurs, cela laisse entrevoir des pistes intéressantes pour un travail parent-enfant. Puisse la créativité de chacun, dans ce champ disciplinaire propre à la médiation animale, contribuer à l’émergence de dispositifs thérapeutiques, et apporter une réponse tant originale que concrète dans le traitement et la prise en compte des troubles archaïques du tout-petit.

Pour conclure – à tout seigneur, tout honneur –, un petit mot sur l’âne qui s’est montré jusque-là si discret. Si j’ai choisi cet animal, c’est en grande partie parce qu’il m’a séduite par certaines de ses qualités, et notamment sa présence tranquille. Oui, « j’aime l’âne si doux marchant le long des houx [1] ». Mais j’aime par-dessus tout son regard si prégnant, son immobilisme patient, sa douce présence, sa taille moyenne à hauteur d’homme.

J’ai pu faire cette agréable expérience de penser le comprendre et d’être en retour payée par sa rassurante présence. Combien il est agréable de travailler dans la confiance et le sentiment de sécurité, quand tout s’agite autour de soi ! Merci aux ânes, mes amis.

 

Notes

  • [1]

    Poème de Francis Jammes, « J’aime l’âne si doux ».

 

Photo de Pixabay: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/cheval-sur-terrain-255343/

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